Kundera – L’ignorance ***

Folio – 2006 – 236 pages

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À l’image d’Ulysse, Irina a quitté sa Bohême natale il y a vingt ans – elle était mariée, mère d’un petit enfant, enceinte d’un autre. Elle a construit sa vie en France. Et puis un jour, elle revient à Prague. Comment concilier le pays qu’on a connu et celui que l’on retrouve? Celle que l’on était en le quittant et celle que l’on est devenue ailleurs, celle qui revient? A l’aéroport de Paris, elle tombe sur une ancienne connaissance, avec qui elle a failli avoir une histoire – Josef, lui, ne la reconnaît pas mais n’ose rien dire. Lui aussi, est un émigré tchèque. Lui aussi, revient au pays après des années passées au Danemark. Tout deux s’y sont sentis comme obligés. Tout deux s’y sentent désormais étrangers. Lui ne ressent presque rien pour sa famille, ses souvenirs. Elle, devient mutique.

« L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque? »

L’ignorance est un roman dans lequel Kundera questionne l’exil,  la nostalgie, la mémoire, le deuil. Ses personnages sont à la fois touchants et risibles. Quand le retour au pays natal ne fait que rendre davantage définitif l’exil. Une lecture que j’ai trouvé profondément réjouissante et aiguisée.

« Impossible de revivre un amour comme on relit un livre ou comme on revoir un film. »

Frédéric Boudet – Surf ***

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Editions MeMo – Grande Polynie – Août 2019 – 224 pages

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Adam, étudiant parisien, revient plus tôt que prévu à Brest, chez sa mère, ce petit bout du monde qu’il atteint après un long voyage en stop. Quelques jours auparavant, il a reçu une lettre d’une femme lui apprenant la mort de son père d’un cancer, il y a deux mois. La lettre provenait de Flagstaff en Arizona. Ce père qui est parti étudier les Navajos et qu’il n’a pas revu depuis ses huit ans. La lettre n’est pas arrivée seule : avec elle, un petit paquet de lettres enveloppées dans un plastique épais et poussiéreux… des lettres que son père lui écrivait sans jamais les envoyer.

À Brest, Adam retrouve son ami d’enfance Jack, ce géant de deux mètres avec ses éternelles Ray-Ban, ce fou émotif fan de surf et de bruits avec qui, adolescent, il communiquait par télépathie et qui l’accompagnait dans ses flâneries dans les rues en disséminant des autocollants aux slogans philosophiques et nébuleux, propageant ses petits manifestes littéraires hallucinés. Aux cotés de Jack, il y a désormais l’étrange Aeka, une jeune japonaise qui enregistre le moindre son, le moindre bruit pour nourrir ses compositions acoustiques spéciales, à la recherche du son de l’angoisse sacrée.

Depuis qu’Adam a reçu la lettre, les souvenirs de son père affluent ; leurs baignades, leurs balades dans les champs et les forêts de la lande bretonne, les histoires à dormir debout qu’il inventait… De chacune des lettres, la voix du père résonne. Adam se questionne : pourquoi l’a-t-il abandonné ? Pourquoi n’a-t-il jamais donné de signe de vie ?

Quand il n’est pas occupé à questionner le souvenir de son père, Adam se retrouve avec Katel, qu’il a rencontré sur la route. Katel et son grain de beauté sur la lèvre. Katel et ses mots comme des pansements.

« Chaque jour le présent dévaste ce qui fut. » Cette phrase, Adam l’a collée dans toute la ville. Il est hanté par le temps qui file sans prévenir ; le temps qui nous dévore peu à peu. Il conserve la moindre chose, vivant dans la peur que tout disparaisse un jour, parce qu’il sait que la mémoire n’enregistre pas tout – « ça ne t’a jamais paru insensé que la plupart des gens soient incapables de se débarrasser des objets qui composent leur passé ? »

Surf est un portrait de jeune homme saisissant et émouvant, à la recherche de ce père qu’il n’a jamais revu. Hanté par ses souvenirs d’enfant et les images qu’il conserve de lui dans sa mémoire. Un roman poignant et juste, parsemé de poésie« écouter le sang de l’être rouler dans les veines de la voie lactée » -, qui nous fait réfléchir sur la mémoire, la perte, le temps, la folie des uns et des autres… A lire et relire. ❤

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« Adam murmure, il murmure et le vent , l’air sont une compresse douce contre ses lèvres, un pansement de silence. Il ouvre la bouche, ses yeux, sa poitrine, et il est presque aussi grand que le terrain dénudé autour de lui, presque aussi grand que le quartier, la ville, la rade, il devient la rade, l’océan et la houle – il y a quelque chose qui se tient là, quelque chose ou quelqu’un. »

 

 

Bernard Comment – Neptune Avenue ***

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Grasset – mars 2019 – 272 pages

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Neptune Avenue, au fin fond de Brooklyn, près de Cosney Island. C’est là qu’habite le narrateur. Handicapé à cause d’une maladie, il est bloqué au 21ème étage d’un building sans charme dont les ascenseurs sont en panne depuis quelques jours. Mais il n’y a pas qu’eux ; le monde à l’entour ploie sous la canicule et semble pris dans une curieuse brume laiteuse et tous les appareils électroniques sont tombés en panne. Internet ne fonctionne plus.

La maladie du narrateur, peu à peu, ronge ses dernières forces. Ses muscles sont usés comme s’il était un vieillard alors qu’il a la cinquantaine. Il a quitté la Suisse il y a deux ans, après la mort de sa mère et après avoir fait fortune dans la finance, attiré par New York et l’espoir d’y retrouver des cousins. Savoir que Bijou s’y trouvait ne pouvait que le motiver davantage. Mais qui est Bijou ? Pourquoi le narrateur veut-il à ce point la retrouver, se rapprocher d’elle ? Qu’est-elle pour lui ? Cette jeune femme qui n’a pas trente ans, ne jure que par la décroissance et ne connaît que l’amour multiple.

Dans ce monde comme suspendu, en attente, le narrateur n’a d’autre choix que de méditer sur la terrasse, avec pour seule compagnie un verre de vin blanc et un bol de cornichons. Et Bijou quand elle passe le voir… Les souvenirs de sa jeunesse avec Bob et Nina et ceux de son unique amour, trop tôt disparu, s’imposent à lui et le plonge dans une douce nostalgie.

L’écriture de Bernard Comment m’a séduite immédiatement. Empreinte d’une solitude et d’une tristesse latentes, elle rend compte de l’indolence des jours s’égrenant dans l’incertitude du futur.

Neptune Avenue est un roman qui ressemble à un chuchotement poétique, une lecture énigmatique et belle, qui nous fait réfléchir sur le destin, la passé, la mort et la vie.

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« L’autre vie commençait pour moi. Elle n’a jamais vraiment cessé depuis. Et j’ai parfois l’impression que je suis venu ici pour fermer la parenthèse, et retrouver le fil, un fil ancien, incertain, mystérieux. »

Faïza Guène – Millénium Blues ***

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Éditeur : Fayard – Date de parution : janvier 2018 – 234 pages

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Zouzou a le Millénium Blues... C’est le blues des années 90. Zouzou se souvient de cette époque et laisse les souvenirs affluer dans un ordre plus ou moins chronologiqueDe la fin des années 90 à nos jours, nous la suivons dans ses souvenirs d’enfant, d’adolescente et de femme, de mère aussi… et c’est un peu de notre propre histoire qui refait surface ; de près ou de loin l’histoire intime de Zouzou se mêle aux événements de ces années-là.

Les pages de ce roman éminemment nostalgique mettent en relief ces événements qui constituent notre mémoire collective. La victoire des Bleus en 98, le résultat du second tour des présidentielles en 2002, le 11 septembre 2001… 

Le roman s’ouvre sur la canicule infernale de l’été 2003, Zouzou a dix-sept ans. Elle est avec sa meilleure amie Carmen quand l’accident survient.

J’étais moi-même enfant dans les années 90 alors, forcément, ce roman m’a touchée et beaucoup parlé – je n’ai que quatre ans de différence avec Zouzou. Au fils des mots, la nostalgie s’est emparée de moi et j’ai eu ma petite larme aussi.

Millénium Blues, c’est l’histoire d’une génération mais c’est surtout l’historie d’une amitié indéfectible, qui survit coûte que coûte, malgré les épreuves de la vie – Carmen c’est la sœur que Zouina aurait rêvé d’avoir. L’auteure développe une belle réflexion sur le passé – ce présent qui se transforme si vite en passé – et les liens qui nous unissent les uns aux autres.

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« Avant l’an 2000, tout paraissait possible. Les seules frontières étaient celles de notre imagination. Le nouveau millénaire apportait avec lui sont lot de promesses. »

« J’aime pas les fêtes parce qu’à peine ça commence, je pense déjà au moment où va falloir s’arrêter de danser… » Si on considère que la vie est une fête, c’est la meilleure définition de la nostalgie qu’il m’ait été donné d’entendre. »

« La nostalgie nous consume, on donnerait tout pour y revenir, à cette époque, c’était l’apogée. C’était quelque chose de grandir dans les années 90. Ça a été une chance d’appartenir à cette génération. On a le vague à l’âme en repensant à ce billet de 20 francs froissé, planqué au fond de notre banane Lacoste, aux épisodes d’Hélène et les garçons qu’on se lassait pas de regarder… »

« L’avenir nous tourmente, le passé nous retient, c’est pour ça que le présent nous échappe. » Gustave Flaubert

Jurô Taniguchi – La Forêt millénaire ***

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Éditeur : Rue de Sèvre – Date de parution : septembre 2017 – 72 pages

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À la suite d’un violent séisme dans la région de San’in, une faille s’ouvre dans la terre, d’où se met à jaillir une forêt jusqu’alors demeurée cachée…

Après le divorce de ses parents, Wataru Yamanobé arrive dans le petit village de Kaminobe où il est recueilli par ses grands-parents maternels. Sa mère tombe malade de chagrin après le départ du père et n’est plus en mesure de s’occuper de Wataru. L’enfant doit prendre ses marques : une nouvelle école, de nouveaux amis à se faire. Pendant les cours, Wataru ne parvient pas à se concentrer : il entend comme des murmures, en provenance de la forêt, des arbres… C’est comme s’il entendait la voix de la nature, des animaux.

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Ce roman graphique en couleurs, à mi-chemin entre la bande dessinée et le manga – demeure inachevé… Jurô Taniguchi nous a quitté en février dernier et cette oeuvre était un des derniers projets qui lui tenait à coeur ; rongé par la maladie, il gardait l’espoir de la terminer à temps.

En tenant entre les mains cet album posthume, on mesure l’ampleur de la perte d’un tel créateur. L’histoire possède tellement de force dès les premières images. Taniguchi développe les thèmes qui lui ont toujours été chers : l’importance des relations harmonieuses entre l’homme et la nature, le respect de l’environnement. Un récit empreint de nostalgie et de poésie, qui captive dès les premières images ; l’utilisation de la couleur est saisissante.

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Une édition sublime, qui comporte également un dossier analytique et des dessins en rapport avec le récit. J’ai désormais envie de relire Quartier lointain et L’Homme qui marche… et de découvrir ses autres récits.

Laurence Tardieu – A la fin le silence ****

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Éditeur : Seuil – Date de parution : août 2016 – 176 pages

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La narratrice est en train de vivre un chagrin intérieur : on s’apprête à mettre en vente la maison de vacances familiale. Cette maison, elle la connaît depuis qu’elle a l’âge de trois ans, où elle y a passé tous ses étés, en famille, avec ses parents, ses enfants, puis entre amis ; elle y est intimement liée. Elle souhaite en faire un roman, mettre en mots la déchirure qu’elle ressent, mais les attentats du 7 et du 9 janvier 2015 surviennent à Paris… Sphère intime et sphère publique se retrouvent alors dans la même ligne de mire, se croisent et s’entrechoquent. Intérieur et extérieur se fissurent ; tout semble lui échapper. Dans le même temps, la jeune femme est occupée à donner la vie…

Par moments le texte n’a plus de points, les mots se bousculent à toute allure et sans raison dans l’esprit de la narratrice, témoignage de la confusion qui l’habite depuis ce premier mercredi de janvier 2015. Elle a littéralement « la sensation que la violence du monde nous est rentrée sous la peau. »

Au fil des mots, j’ai découvert un texte à fleur de peau, très sensible & sensitif ; un texte fait de sensations, ressenties face aux attentats mais aussi face à la perte de cette maison qui symbolise l’enfance, la joie, la jeunesse, le passé qui s’enfuit. Évocations de couleurs, d’odeurs, de souvenirs par petites touches, par détails choisis. L’écriture devient le refuge de sa douleur présente et de son bonheur passé.

L’écriture de Laurence Tardieu, infiniment poétique, nous touche droit au cœur et dans les mots / maux qui s’enchaînent les uns à la suite des autres, les uns aux autres, à bout de souffle, nous ne pouvons que nous reconnaître. Un livre qui se révèle essentiel, indispensable.

Un coup de cœur, et un livre qui se retrouve hérissé de marque-pages…

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« Au fil du temps, ma peau, mon corps, mon âme se sont attachés à la maison, à force de s’y attacher, s’y sont agrégés, à force de s’y agréger s’y sont incorporés. Ses fondations sont devenues une part de mon ossature. J’y ai construit mon espace de sécurité intérieure. »

« Par quel poignant hasard deux menaces ne cessaient-elles depuis plusieurs semaines de grandir en parallèle dans ma vie, l’une, la menace terroriste, partagée par tous et concernant le monde, l’autre, la perte de la maison, intime, si dérisoire en comparaison de la première qu’elle en devenait indicible ? »

« Il me semblait parfois que j’avais perdu quelque chose, que je l’avais perdu pour toujours,. A d’autres moments, il me semblait que j’avais été chassée du monde que j’avais toujours habité. »

« Qu’est-ce qui avait fait que jusque-là ta vie avait été préservée, même si tu avais parfois ployé, même si tu étais parfois tombée ? A quoi cela tenait-il donc que tu sois toujours vivante ? »

 

 

Nicolas Delesalle – Un parfum d’herbe coupée ***

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Éditeur : Le Livre de Poche – Date de parution : juin 2016 – 251 pages

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A l’enterrement de sa grand-mère, Kolia n’a même pas trente ans. Son grand-père, atteint d’Alzheimer, lui offrira ces derniers mots, lourds de vérité : « Tout passe, tout casse, tout lasse ». Quelques années plus tard, en repensant à ce moment-là, Kolia se projette dans le temps et s’adresse à son arrière-petite-fille, Anna, qui n’est pas encore née. Et il tente de mettre des mots sur sa vie jusqu’ici, les souvenirs de son enfance et de son adolescence resurgissent. A travers cette remémoration, il se demande ce qu’il restera de lui plus tard. Cette phrase de son grand-père, terrifiante de vérité, est le point de départ, le prétexte à son grand remue-ménage de souvenirs. Utilisant la métaphore de la photographie, Kolia part à la recherche de ces instantanés qu’il garde en mémoire… « Mais je veux quand même essayer de mitrailler le flou de ces petits moments qui ont changé mes joues, ces fragments d’enfance ordinaire… » Le narrateur interroge ces petits détails qui font tout.

Ce court roman est une très jolie découverte ; Nicolas Delesalle possède une plume intelligente et drôle. Anecdotes et souvenirs sont évoqués, à travers une atmosphère profondément nostalgique. Certains passages sont si bien décrits qu’ils sont drôles – comme celui sur sa découverte de la lecture, de Boris Vian – et d’autres très émouvants. Certaines phrases sont pleine de génie, elles font mouche et nous atteignent en plein cœur.

C’est un roman sur le souvenir, le temps et l’instant ; avec ses mots, le narrateur tente de capturer les images de son passé. Un petit livre criant de vérité, qui se déguste mot après mot, c’est presque un coup de cœur. Je me suis sentie étonnamment proche de Kolia, qui est un personnage touchant dans la mise à nu de son enfance.

Un grand merci au Livre de Poche pour cette belle lecture, que je n’oublierai pas de sitôt…

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« La vie est courte comme un flash, mieux vaut penser à sourire pour la photo. »

« Dès lors, ma libraire aux cheveux court devint mon dealer officiel. Chaque semaine, je revenais chercher ma dose et elle comblait méthodiquement les failles profondes creusées par une préadolescence de sportif joyeux mais illettré. »

« Et je suis entrée de plain-pied dans le temps, un peu comme on plonge enfin dans l’eau fraîche de l’océan après avoir mouillé ses pieds, en hésitant pendant des plombes dans les vaguelettes de la prime enfance. J’ai compris que j’étais bien. J’ai compris que j’étais content d’être bien. J’ai compris que c’était fragile, éphémère, un instant, jamais une vie, un hasard, jamais un dessein. »

« Ça fait toujours un drôle de bruit intérieur quand on laisse un endroit qu’on a longtemps hanté, on s’attache, ça craque, ça cogne, ça déchire, ça arrache. »

« C’était l’enfance qui se défendait. »