Pauline Claviere – Les Paradis gagnés ***

Grasset – avril 2022 – 400 pages

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Quel plaisir de retrouver la plume de Pauline Claviere avec ce nouveau roman. J’ai beaucoup aimé les retrouvailles avec ses personnages, découverts dans Laissez-nous la nuit, un premier roman étonnant et puissant. Max, sorti de prison, qui cherche à retrouver une vie normale mais demeure hanté par son séjour carcéral. Ilan, toujours rongé par la quête de son frère et de son père. Marcos, son acolyte de cellule, hospitalisé pour son cancer, fidèle à lui-même. La lumineuse Laure, qui va se lancer dans un combat pour se venger de son passé.

Une galerie de personnages secondaires toujours aussi attachants, tous en quête de quelque chose, tous rattrapés par le désir de s’en sortir. Une intrigue bien ficelée et haletante. Une lecture fluide qui se dévore, savant mélange de suspense et de poésie, de tendresse et de violence. Une réussite, encore une fois, pour ce roman dont on a du mal à se défaire.

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Julie Bonnie – Je te verrai dans mon rêve ***

Grasset – mars 2021 – 180 pages

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1971, après dix années derrières les barreaux, Gérald a 30 ans et goûte enfin à la liberté, et elle a un drôle de goût. Gérald devient Blaise – il rouvre le bar que tenait son père et rencontre la petite Nour, encore nourrisson dans les bras de sa maman, Josée. Une maman seule. Une maman qui a les yeux du désespoir. Josée lui rappelle sa propre mère. Nour et ses grands yeux bleus ébahis prennent en otage Blaise. Pour elle, il est prêt à tout. Il est prêt à les sauver.

Blaise et son amour du jazz. Un roman rythmé par la musique qui anime Blaise, qu’il va transmettre à Nour. Il va devenir le père qu’elle n’aura jamais.

Je te verrai dans mon rêve est un beau roman à deux voix – celle de Blaise et celle de Nour, dix-sept ans plus tard.

Il m’a donné des frissons ce livre, quand je l’ai refermé. C’est un récit chargé d’émotions. Brut. Poétique. J’ai été saisie par la beauté de l’écriture, interpellée par ces personnages heurtés par la vie.

Jean-Paul Dubois – Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon ***

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Editions de l’Olivier – août 2019 – 256 pages

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Depuis deux ans, Paul Hansen est incarcéré dans une prison provinciale de Montréal. Il partage sa cellule avec Patrick Horton, un Hell’s Angel qui purge une peine pour meurtre. Horton s’avère être un drôle d’énergumène, qui fait frémir les autres et mais a pris Paul sous son aile ; il lui offre ses confessions les plus intimes, ponctuées de jurons, sur la lunette de leurs toilettes communes.

Mais les vrais compagnons de Paul sont les fantômes de son passé ; Winona, sa femme. Nouk, sa chienne. Le pasteur, son père… Un passé qui revient le hanter sans cesse. Comment en est-il arrivé là ? Lui, devenu à 35 ans la bonne fée de l’Excelsior, un immeuble de propriétaires aisés. Pour eux, il est « le superintendant, le concierge, le factotum, l’infirmier, le confesseur, le jardinier, le psychologue, l’électronicien, le plombier, l’électricien, le cuisiniste, le chimiste, le mécanicien, bref l’honorable gardien de ce petit temple dont je possédais presque toutes les clés, dont je connaissais tous les secrets. » Pendant 26 ans, Paul endosse tous les rôles, avec le sourire. Jusqu’à ce que le directeur de l’établissement change.

Le roman alterne passé et présent – on découvre un Paul aux origines danoises assez attachant, un anti-héros qui pourrait être vous comme moi. Il évoque ses souvenirs d’enfance, raconte ses parents, leur rencontre, leur séparation. Chapitre après chapitre, les murs de la prison s’effacent pour laisser place au passé, entre ironie et drame.

Un roman doux amer – savant cocktail d’ironie et d’émotion – que j’ai dégusté paisiblement, savourant l’humour toujours subtil de Jean-Paul Dubois. 

Nathacha Appanah – Le ciel par-dessus le toit ***

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Gallimard – 2019 – 128 pages

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Loup est un garçon un peu différent. Il mémorise énormément de choses, fait attention à des détails que d’autres ne voient pas. Il n’oublie jamais un visage et a des doigts magiques pour réparer les petites choses en panne. Parfois, il court jusqu’à s’écrouler pour épuiser le trop-plein d’émotions qui l’envahit, le fait chavirer ; pour faire taire toutes ces pensées insensées qui virevoltent dans sa tête. Il vit seul avec sa mère, Phénix, qui autrefois s’appelait Eliette et était l’enfant parfaite.

Loup se retrouve en prison. Derrière les barreaux. Conduite sans permis, à contresens, provoquant un accident et deux blessés. Il voulait rejoindre sa sœur, Paloma, qui les a abandonnés, lui et sa mère, depuis plusieurs années. Qui n’est jamais revenue.

Immédiatement, j’ai aimé la douceur inouïe qui se dégage de ce roman, de l’écriture de Nathacha Appanah. Une douceur qui contraste avec la brutalité du réel qui sommeille entre les mots et menace de surgir au détour d’une page. Sous la plume de l’autrice, ce sont des êtres éraflés par la vie qui prennent corps ; des êtres pour lesquels j’ai ressenti une grande empathie. Le ciel par-dessus le toit est un roman très curieux sur la famille et la différence qui m’a happée.

Emily Ruskovich – Idaho ***

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Gallmeister – juin 2019 – 384 pages

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Idaho, 1995. Wade est mariée à Jenny ; ils ont deux filles, June et May, âgées de 6 et 9 ans. Par une belle journée d’été, la petite famille se rend dans une clairière de montagne pour ramasser du bois – le soleil tape, les bourdons taquinent. Brusquement, l’impensable se produit. Ils ne rentreront pas indemnes…

Neuf ans plus tard, Wade a refait sa vie avec Ann – ils mènent une vie paisible. Mais depuis quelques temps, il perd la tête. Sa mémoire vacille et ses vieux démons le hantent, il a des accès de violence. Et Ann devient davantage obsédée par la tragédie qui a touché son mari, par son passé si obscur à ses yeux. Au point qu’elle ne peut s’empêcher de romancer la tragédie, d’imaginer, de combler les zones d’ombre avec les indices qu’elle découvre.

Un roman intriguant, encensé par certains, détesté par d’autres

La narration effectue des allers-retours dans le temps ; on fait des bonds dans le passé et le futur. Des années 2000 aux années 90 – puis aux années 2020. Du passé d’Ann à celui de Wade, celui de Jenny en prison… Des fantasmes d’Ann à la réalité.

Idaho possède une écriture ciselée. Emily Ruskovich nous offre des personnages dotés d’une belle épaisseur psychologique – une plongée vertigineuse dans les tréfonds de leur âme.

J’ai eu du mal à quitter cet étrange et dérageant roman sur la mémoire et le traumatisme… Certains s’attendaient sans doute à un vrai thriller, avec une mise en lumière finale. Ce n’est pourtant pas ce qu’il faut retenir. Le roman d’Emily Ruskovich est avant tout une belle et lancinante mélopée qui nous entraîne dans les méandres d’un drame familial, avec pour toile de fond les montagnes de l’Idaho, abruptes et sauvages. On termine cette lecture une pointe d’amertume et des questions qui demeureront sans réponse.

Joyce Carol Oates – Carthage ***

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Editions Points – 2016 – 608 pages

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Été 2005. Au Nord-Est de l’Etat de New-York, une jeune femme de dix-neuf ans disparaît en pleine nuit. Il s’agit de la fille de l’ancien maire de Carthage, Zeno Mayfield, un homme d’influence. Cressida Mayfield a été vue pour la dernière fois le soir du 9 juillet dans la réserve forestière du Nautauga – au cœur des Adirondacks – en compagnie de l’ex-fiancé de sa sœur Juliet, le caporal Brett Kincaid, qui est rentré meurtri et hanté par la guerre d’Irak.

Des cheveux et des traces de sang sont retrouvés dans sa jeep. Malgré le passage aux aveux du caporal plusieurs semaines après la disparition de Cressida, le mystère reste entier car aucun corps n’a été retrouvé. Chez les Mayfield, seul le père refuse de croire à la mort de sa fille.

Cressida est un personnage singulier, pour lequel on ne ressent ni empathie, ni rejet mais qui nous marque, indéniablement ; une jeune femme toute menue, qui ne fait pas son âge et possède un caractère ombrageux ; qui s’habille comme un garçon et n’aime pas son prénom. « Une fille menue aux yeux sombres, avec une coiffure presque afro, des cheveux sombres couleur d’encre, tout frisés […] et un visage sans expression qui ne laissait rien voir de ce qu’elle pensait. » Que lui est-il réellement arrivé ?

Ce petit pavé nous offre une lecture âpre et dense qui nous tient en haleine et nous offre le point de vue des différents personnages, fouillant leur passé, leur psychisme. Certains passages sont profondément dérangeants. Grâce à l’écriture magnétique de Joyce Carol Oates, je me suis vite retrouvée happée par le texte.

Carthage est un roman sombre et puissant qui dénonce avec virtuosité les violences de la guerre – mais aussi celles des prisons – les dégâts sur les survivants – les meurtrissures à jamais inscrites dans leur chair et leur esprit.

Rachel Kushner – Le Mars Club ***

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Stock – La Cosmopolite – 2018 – 471 pages

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Romy Hall a 29 ans lorsqu’elle est transférée à la prison pour femme de Stanville, en Californie. Ancienne strip-teaseuse, originaire de San Francisco ; elle y a passé son enfance, son adolescence et sa jeunesse à descendre des bières dans les parcs, à zoner dans le brouillard et à se défoncer a l’héroïne.

Derrière les barreaux, Romy repense à ce qui l’a conduit en prison. « Si seulement je n’avais pas travaillé au Mars Club. Si seulement je n’avais pas rencontré Kennedy le Pervers. » Double condamnation à perpétuité pour avoir assassiné l’homme qui la harcelait. Pour, surtout, ne pas avoir eu les moyens de se payer un avocat digne de ce nom.

Dans son malheur, la jeune femme se raccroche à une certitude : son fils de sept ans, Jackson, est en sécurité avec sa mère… Jusqu’au jour où elle reçoit une nouvelle qui l’anéantie.

Le récit oscille entre les souvenirs de Romy dans le San Francisco des années 80 – Jimmy Darlings, son fils Jackson, son travail de strip-teaseuse au Mars Club – et son quotidien en prison, avec les autres détenues – Laura Lipp l’insupportable infanticide, Sammy sa fidèle acolyte de cellule, Conan le mystérieux.

Le Mars Club est un roman sur l’univers carcéral et sur la violence écrit avec beaucoup d’humanité ; c’est également un émouvant portrait de femme et de mère. J’ai été conquise par la plume envoûtante de Rachel Kushner. Une lecture percutante qui m’a passionnée et révoltée.

Ahmet Altan – Je ne reverrai plus le monde ***

Actes Sud – 2019 – 224 pages

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Ahmet Altan est romancier, essayiste et journaliste. Le 15 juillet 2016, la Turquie s’enflamme suite à une tentative de putsch et des milliers de personnes descendent dans la rue pour manifester leur colère, à Istanbul et Ankara. Le lendemain, une vague d’arrestations est lancée. Parmi ces arrestations, il y a celle d’Ahmet Altan, 68 ans, qui est condamné à perpétuité ; on l’accuse d’avoir participé à la tentative de coup d’État.

Les textes de cet ouvrage, il les a écrit en prison. Pour survivre à l’enfermement. En prison, on a plus de visage ; le temps n’existe plus – « ce temps reptilien qui [lui broie] les poumons » – il ne reste que l’écriture pour s’évader. Et l’imagination : il n’y a pas d’horloge pour scander le temps qui passe ? Ahmet invente une horloge faite de coupures de journaux. Il marche pour faire égrener le temps, il arpente sa cellule.

« Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. Enfermez-moi où vous voulez, je parcours encore le monde avec les ailes de l’imagination. »

Un ouvrage nécessaire et marquant, à la fois témoignage, essai philosophique et oeuvre poétique.

Mesha Maren – Sugar Run ***

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Gallmeister – janvier 2020 – 384 pages

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Jodi McCarty a trente-cinq ans lorsqu’elle sort enfin de prison, après avoir obtenu sa liberté conditionnelle. Accusée du meurtre de son amie Paula, elle est condamnée à perpétuée à l’âge de dix-sept ans. Elle passe plus de la moitié de sa vie dans la prison de Jaxton.

A trente-cinq ans, Jodi va tenter de reprendre le cours de sa jeunesse interrompue brutalement et se racheter une conduite. Direction les Appalaches, pour retrouver sa famille, ainsi qu’un petit bout de terrain légué par sa grand-mère Effie qui l’a élevée. Mais elle désire avant cela descendre un peu plus au sud, en Georgie, afin de retrouver un ami et tenir une promesse

Sur sa route, elle fait la connaissance de Miranda, une jeune femme brisée, dont le mari menace de lui retirer la garde de ses trois enfants. Si Jodi s’en méfie, elle se sent malgré tout attirée par cette femme, ses blessures. Leurs solitudes se font douloureusement écho et elles deviennent amantes.

Au fil des chapitres, le récit, composé de nombreux flash-back, lève le voile sur le passé de Jodi et Paula. Deux époques se superposent, nous permettant de voyager de l’été 2007 à la fin des années 80, juste avant que Jodi ne se retrouve derrière les barreaux. En 1988, elle a dix-sept ans et passe son temps avec son petit ami Jimmy, à boire du whiskey tout en se laissant hypnotiser par les machines à sous du casino. C’est dans ce même casino qu’elle rencontre Paula, une femme plus âgée qui l’aimante immédiatement

Sugar Run est un premier roman sombre et singulier, porté par une écriture magnétique qui nous ferre, mettant en scène des êtres blessés par la vie, en proie à la fatalité, qui vont chercher un refuge dans une nature tout aussi écorchée – fameuse fracturation hydraulique. Quels secrets se trouvent enfouis en chacun de nous ?

Pauline Clavière – Laissez-nous la nuit ***

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Grasset – janvier 2020 – 624 pages

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Maxime Nedelec, la cinquantaine passée, divorcé, vient d’être arrêté. À force de micmacs avec sa société, refusant jusqu’au bout de mettre la clé sous la porte, il franchit la frontière de l’illégalité. Des documents falsifiés et une amende impayée – ou plutôt dont le paiement ne parviendra jamais aux caisses du Trésor Public… Son imprimerie, héritée de son père fait faillite et se retrouve en liquidation financière. Les flics l’attendent devant chez lui et l’embarquent, sans ménagement. Il n’a même pas la possibilité d’appeler Mélo, sa fille. Ni de dire au revoir à Beckett, son chien.

Max se retrouve en prison. Au trou. Il a du mal à s’y faire. Ce lieu d’une laideur et d’une grisaille à couper le souffle. Lugubre. Sans soleil. Ces longs couloirs monotones comme autant de boyaux sans fins. Qui l’avalent et le digèrent. Ces portes qui parlent et se taisent.

En prison, il va faire des rencontres. Et découvrir tout un monde parallèle… Si beaucoup de monstres s’y terrent, de belles et improbables rencontres l’attendent malgré tout. Ilan alias Bambi, son compagnon de cellule, qui ne doit pas avoir plus de 18 ans et qui a fui l’horreur de la Syrie pour se retrouver derrière des barreaux et harcelé par des bourreaux. Sarko, ce grand black aux mains gigantesques qui terrorise tout le monde sans dire un mot. Marcos, la montagne de chair avec qui il partage sa cellule, qui peut se mettre dans des rages incroyables et gober drogues et psychotropes à outrance, mais qui a un coeur grand comme ça, et se révèle attachant. La Bête à trois têtes, trois voyous qui fusionnent avec les trafics et que personne n’ose approcher. Et de belles âmes comme celle de Françoise Rosier, la médecin dont tous les hommes sont fous ; celle de Joël, le surveillant attachant.

Sous la plume empathique et incisive de Pauline Clavière, c’est toute une galerie de personnages étonnants qui prennent vie. La jeune écrivaine a le don de brosser un portrait psychologique, une personnalité ; en quelques lignes on est embarqués. La prison apparaît comme une fourmilière, le point de convergence de plusieurs destinées, entre matons et codétenus ; on la perçoit très vite comme un personnage à part entière du roman.

La narration est singulière ; elle se trouve jalonnée par de nombreux extraits du règlement intérieur de la prison qui font froid dans le dos. Les pensées de Maxime, en italique, se démarquent du reste du texte. Pas de guillemets pour les dialogues. Des paragraphes aérés. Quelques longueurs, mais un style fluide, qui se lit bien, à la fois tendre et ironique.

Un premier roman dense, intelligent et malicieux qui nous offre une immersion vertigineuse dans l’univers carcéral. 4 chapitres comme 4 saisons. 4 saisons en enfer.

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« Elle est vivante, elle se déplace. Elle est comme un monstre qui rampe. »