Tracy Chevalier – La jeune fille à la perle ***

Folio – 2002 – 320 pages

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A seize ans Griet est engagée comme servante dans la maison du peintre Vermeer, afin de subvenir aux besoins de sa famille suite à l’accident de son père, céramiste devenu aveugle. Nous sommes à Delft, au XVIIème siècle – l’âge d’or de la peinture hollandaise.

La jeune fille s’occupe du ménage et des six enfants Vermeer. Elle a surtout en charge le ménage de l’atelier du peintre, une tâche on ne peut plus délicate – chaque objet devant retrouver sa place exacte après avoir été dépoussiéré. Griet se retrouve sous tension permanente, elle doit en effet arrondir les angles avec la gouvernante aigrie, l’épouse taiseuse et la belle-mère qui semble tenir tout ce petit monde sous son autorité. Griet doit faire attention à ses moindres gestes et ses moindres paroles.

Peu à peu, son maître commence à lui confier des tâches qu’il n’aurait jamais confié à quiconque… Préparer les couleurs, se rendre chez l’apothicaire… Au fil des jours, le peintre semble lui accorder une confiance et une intimité qui rendrait jalouses les autres femmes de la maisonnée.

La Jeune fille à la perle est un roman délicat et envoûtant ; les descriptions de tableaux sont hypnotiques. L’atelier du peintre concentre toutes les obsessions et les mystères ; la beauté des tableaux qui naissent et l’enchantement des couleurs permettent à Griet de survivre à l’ingratitude de ses tâches de servante, à ses mains crevassées, à l’éloignement de sa famille, à la perte de sa sœur... La beauté, à portée de main, est une façon pour la jeune fille de s’échapper du quotidien, et d’oublier pour un temps qu’elle n’appartient pas au même monde que les Vermeer ; au risque de se perdre.

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Ocean Vuong – Un bref instant de splendeur ***

Folio – 2022 – 336 pages

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« Si la vie d’un individu, comparée à l’histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c’est ne connaître qu’un bref instant de splendeur. »

Un fils écrit à sa mère une lettre qu’elle ne lira jamais. Une longue lettre, dont il nous livre sa dernière version. Sa mère, ce personnage si singulier et cruel, qui est née d’un soldat américain et d’une paysanne vietnamienne, analphabète ; elle n’a jamais voulu apprendre à lire et parle très peu anglais. Elle travaille dans un salon de manucure, aux États-Unis.

« Ce que je te raconte n’est pas tant une histoire qu’un naufrage – des fragments qui flottent, enfin déchiffrables. »

L’auteur dépeint une mère aussi tendre que monstrueuse. Les souvenirs s’égrènent au fil des mots ; les coups qu’elle faisait pleuvoir, sa rage. Les dimanches passés au salon de manucure dans les vapeurs d’acétone. Au fil des mots, le fils retisse l’histoire de sa famille, meurtrie par la guerre du Vietnam. Cette lettre est aussi pour lui un moyen de revenir sur son passé, ses blessures, la découverte de son homosexualité, les deuils successifs.

« Je cours en me disant que je vais prendre tout ça de vitesse, puisque la volonté de changer est plus forte que ma peur de vivre. »

Dans une langue somptueuse, poétique, le narrateur se questionne sur la disparition, l’appartenance, l’identité, la famille, la guerre, la beauté… Un récit douloureux qui met en relief l’écriture comme moyen de garder en vie les disparus, de rendre présent l’absence, de nommer tout ce qui n’a pu être dit.

« Qu’étions-nous avant d’être nous? On devait être debout sur le bas-côté d’une route pendant que la ville brûlait. On devait être en train de disparaître, comme c’est le cas aujourd’hui. »

Tracy Chevalier – Le récital des anges ****

Folio – 2003 – 448 pages

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Londres, janvier 1901. La Reine Victoria vient de mourir. Selon la coutume, les familles se rendent au cimetière pour lui rendre hommage. À cette occasion, deux familles découvrent que leurs tombes sont voisines ; les Waterhouse et les Coleman. Si leurs filles se lient d’amitié immédiatement, les parents restent plutôt distants ; leurs différentes sautent aux yeux. Lavinia et Maude, quant à elles, vont sceller leur amitié au cimetière.

Le cimetière qui devient le lieu central du roman, le lieu de leurs jeux enfantins, mais aussi le lieu de jeux d’adultes – entre trahison, secrets et non-dits. Les fillettes se lient d’amitié avec Simon, le fils d’un fossoyeur un peu porté sur la bouteille. Simon n’est pas de leur monde et ne le sera jamais, malgré ses rêves. Maud est rationnelle comme son père quand Lavinia est romanesque à l’excès, elle voit le monde à travers le prisme de l’imagination, il y a en elle tant de candeur. Si Lavinia est élevée dans le respect des valeurs, qu’elles soient morales ou religieuses – famille traditionnaliste – Maude est quant à elle assez livrée à elle même. Sa mère aspire à une autre vie, à une certaine liberté. Elle ne semble pas faite pour la vie domestique. Elle finira pas trouver une raison de vivre grâce au combat des suffragettes.

Le Récital des anges est un roman choral, les personnages prennent la parole à tour de rôle. La multiplicité des points de vue apporte une richesse narrative exaltante. La plume de Tracy Chevalier m’a conquise et ses personnages ont trouvé une résonnance particulière en moi. Comme ses précédents romans que j’ai découvert – A l’orée du verger, La brodeuse de Winchester – j’ai trouvé celui-ci somptueux, puissant, émouvant.

Brit Bennett – Le cœur battant de nos mères ***

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Nadia n’a pas encore dix-huit ans mais elle a déjà perdu sa mère et avorté sans en parler à personne… Elle s’apprête à passer un dernier été dans sa ville natale avant de tout quitter pour l’université : son père meurtri, son amant Luke qui l’a abandonné au moment où elle en avait le plus besoin, et Aubrey, sa seule amie.

Le Cœur battant de nos mères est un roman où les mères sont absentes ; celle de Nadia s’est tirée une balle en pleine tête, sans prévenir, celle d’Aubrey ne l’a pas protégée quand elle était enfant et l’a abandonnée. Un roman où l’avortement occupe toute la place ; ce bébé avorté ne va cesser de hanter Luke – l’avortement ne bouleverse pas seulement les femmes… – Nadia, elle, ne digère pas la trahison de Luke. Chacun va grandir avec ses propres blessures, ses non-dits, ses rancœurs. C’est une histoire de mères mais aussi une histoire de trahison. De chacun des trois personnages principaux – Luke, Aubrey, Nadia – on se sent intimement proche. Le roman de Brit Bennett m’a bouleversée.

Bernardine Evaristo – Fille, femme, autre ***

Pocket – 2021 – 576 pages

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Un roman polyphonique dans lequel Bernardine Evaristo donne la voix à douze femmes. La plus jeune a dix-neuf ans, la plus âgée en a quatre vingt treize. Ce sont douze femmes puissantes, ivres de liberté, combattantes. En proie aux blessures causées par les hommes et le patriarcat. Chacune de ces femmes est en quête d’une identité, d’un avenir, d’une place dans le monde. Toutes sont liées, d’une façon ou d’une autre, les unes aux autres.

Un roman dense et atypique, où les phrases s’écoulent sans ponctuation ni majuscules. Aucune règle de ponctuation n’est respectée – un style libre, à l’image de ces femmes qui se libèrent de leurs entraves, de leurs liens. ❤️

Michael McDowell – Blackwater T1 : La Crue ***

Monsieur Toussaint Louverture – 2022 – 260 pages

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Nous sommes à Perdido, une petite ville du sud de l’Alabama, en 1919. Les Caskey, une riche famille de propriétaires, doivent faire face aux dégâts causés par une crue monstrueuse. Ils vont devoir remettre à flot leur scierie, touchée de plein fouet.

Dans la famille Caskey, il y a Mary-Love, la matriarche au tempérament tempétueux et acariâtre, ses enfants Oscar et Sister. Il y a James, leur oncle, et Grâce sa fille. Dont Geneviève, la mère, colérique et alcoolique, n’est jamais là.

En sondant la ville inondée, Oscar et Bray découvrent une jeune femme aux cheveux roux ; des cheveux qui ont la couleur de la boue de la rivière Perdido… Elle aurait passé quatre jours dans une chambre d’hôtel, sans boire ni manger. La valise contenant ses papiers d’identité est introuvable. Elinor Dammert. Si Mary-Love, la matriarche, se méfie d’elle immédiatement, ce n’est pas le cas de son fils Oscar qui tombe sous son charme, et de son beau-frère James qui accueille Elinor chez lui.

L’écriture est magnétique et l’intrigue fascinante. Cette jeune femme qui apparaît mystérieusement dans une chambre d’hôtel et ne semble avoir jamais entendu l’appel à évacuer. Apparue en même temps que la crue, elle semble être une créature de la crue.

Le premier tome d’une saga qui fait beaucoup parler d’elle en ce moment ; et je n’ai pu y résister très longtemps. Ne serait-ce que la beauté des couvertures ! Je me suis procurée d’un coup les trois premiers tomes. Si ce premier tome n’est pas un coup de coeur, il a quand même pas mal éveillé ma curiosité… Le style gothique, l’apparition du surnaturel, les failles de cette famille… L’ambiance et le décor si bien planté. Tout me plaît.

A l’heure où je publie ma chronique, j’ai dévoré les deux tomes suivants et ça y est je suis accro !

Aimee Bender – Un papillon, un scarabée, une rose ***

Editions de l’Olivier – 2021 – 352 pages

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Francie n’a que huit ans lorsque la dépression de sa mère atteint son point culminant. Elle est obligée de la quitter pour aller vivre avec Tante Minn et Oncle Stan. Et leur bébé Vicky, qui vient tout juste de naître. Francie grandit dans la peur constante de la folie. Devenue adulte, elle tente de se souvenir de son enfance – elle veut comprendre et mettre des mots sur ce qu’il s’est passé.

Imagination et réalité s’entrechoquent, se confrontent à travers cette enfance traumatique : comme ce papillon décorant un abat-jour qu’elle retrouve dans un verre d’eau et avale, pour avoir une bestiole en elle. Comme ce dessin de scarabée qui se matérialise. Et comme cette rose séchée retrouvée sur le sol, comme tombée des rideaux ornés de roses. Autant de mystères. Imagination ? Folie ? Et si la vérité ne pouvait se dévoiler qu’à travers l’imagination ?

Un roman à la fois doux et cruel, dont j’ai beaucoup aimé le ton, l’atmosphère, les réflexions, les images – la métamorphose ; de l’inerte au vivant, d’un monde à l’autre. La tente de toile orange sur le balcon de Francie pour la réemergence des souvenirs. Cette bestiole à l’intérieur d’elle, symbole de la folie de sa propre mère.

Le roman d’Aimee Bender est une lecture d’une étrange beauté sur la folie, la filiation, la famille. ❤

Adrienne Brodeur – Festin sauvage ***

Le Livre de Poche – 2021 – 360 pages

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Rennie n’a que quatorze ans lorsque sa mère décide de la prendre pour confidente de son amour illicite pour Ben Souther. C’est l’été au Cape Cod, la chaleur est écrasante. « Rennie, réveille-toi… Ben Souther vient de m’embrasser. » Sa vie ne sera plus jamais la même. Elle grandit avec ce mensonge qui la lie à sa mère. Elle cesse d’être la fille de Malabar pour devenir sa conspiratrice et sa plus intime confidente. Sa meilleure amie… Elle devient complice de la trahison de sa mère et ne prendra conscience de l’ampleur des répercussions sur sa vie que bien plus tard.

Festin sauvage est un roman implacable et profondément intelligent. Un texte émouvant et viscéral sur une relation mère-fille hors norme. À travers ce roman qui s’inspire de sa vie, Adrienne Brodeur brosse le portrait d’une adolescente qui devient femme, qui se construit en tant que femme à partir de cette relation si spéciale avec sa mère – une mère qui prend toute la place, une mère dévorante.

Colum McCann – Apeirogon ***

Editions 10-18 – 2021 – 648 pages

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Bethléem. Cisjordanie. Une amitié extra-ordinaire, entre un père palestinien et un père israélien, qui se rencontrent lors d’une réunion de Combattants pour la paix. Tous les deux ont perdu une fille dans des circonstances dramatiques : tirs en pleine rue, attentat. Amitié la plus improbable qui soit.

Un roman à la narration éclatée. Une succession de courts chapitres, parfois juste une phrase. On passe du coq à l’âne. Comme une recherche de sens infinie. Multitude d’informations qui nous assaillent comme une nuée d’oiseaux.

Tracy Chevalier – La Brodeuse de Winchester ***

Folio – novembre 2021 – 400 pages

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Winchester, 1932. Violet Speedwell a 38 ans ; elle fait partie de ces millions de femmes restées célibataires après la fin de la Grande guerre – ces « femmes excédentaires ». Grande guerre qui lui a arraché son frère aîné George et son fiancé Laurence.

À la mort de son père, Violet fuit sa mère acariâtre et s’installe seule à Winchester. Mais être une femme seule en 1932 n’est pas bien vu. Les hommes la regardent avec curiosité ; les femmes avec mépris. Elle découvre par hasard le cercle des brodeuses de la cathédrale de Winchester. Elle y trouvera amitié et soutien, auprès notamment de Gilda Hill, qui lui fait connaître Arthur, le sonneur de cloches, dont elle s’éprend.

La Brodeuse de Winchester est un roman puissant et émouvant, à l’humour subtil ; je me suis laissée emportée par l’écriture délicate de Tracy Chevalier et j’ai fait connaissance avec Violet, une femme qui s’affirme contre cette société patriarcale oppressante qui veut qu’une femme ne soit rien sans un homme. Un vrai bonheur de lecture.