Chris Vuklisevic – Du thé pour les fantômes ****

Éditions Denoël – avril 2023 – 448 pages

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En ouvrant ce livre, nous nous retrouvons propulsés dans l’arrière-pays niçois, à Bégoumas – un petit village de Provence perché dans la montagne où se trouve une bergerie que l’on dit hantée… Tout commence avec la naissance orageuse de deux sœurs – jumelles.

Du thé pour les fantômes se révèle être un roman absolument incroyable, comme j’en ai rarement lu ces dernières années. On saute à pieds joints dans le réalisme magique, pour mon plus grand plaisir.

C’est un roman d’une intelligence féroce avec un narrateur facétieux qui nous raconte le destin de ces sœurs jumelles qui ont marqué les environs de la Vallée des Merveilles ; Félicité qui a toujours pu voir et communiquer avec les fantômes et qui est devenue détective privée spécialisée en spectre et passeuse de fantômes. Agonie, qui est une sorcière, née avec une dent, chaque mot qu’elle prononce fait s’envoler de sa bouche un insecte ; quand elle crache ce sont des fleurs ogresses qui jaillissent. Elle s’est exilée dans la montagne, à l’abri du mont Bégo, quand elles avaient seize ans.

Félicité et Agonie ne se parlent plus depuis une trentaine d’années. Mais le jour où leur mère Carmine – leur mère aux 56 personnalités, leur mère plurielle qui a chéri l’une et violemment rejeté l’autre – meurt, les deux sœurs reprennent contact. Ensemble, elles vont tenter de découvrir la vérité sur cette femme énigmatique qu’était leur mère. Sauf que son fantôme demeure introuvable…

Un roman qui déploie un imaginaire fascinant au centre duquel se trouve un salon de thé plus fréquenté par les morts que les vivants et où l’on sert des étranges-thés. J’ai adoré cette créativité autour des thés, de leur alchimie, de leur concoction. Ces théières qui sont parfois têtues et orgueilleuses. Félicité qui se dédie toute entière à la théilogie. L’Espagne et la femme-pluie. Les objets phantopréhensibles. Le village de Rocabiera, la montagne ogresse. Vous l’aurez compris, l’univers de ce roman m’a conquise.

« On n’est pas qu’une personne dans sa vie ».

Du thé pour les fantômes est un ovni littéraire, un récit curieusement drôle, que j’ai littéralement dévoré. Une histoire poétique et fabuleuse, à l’imaginaire indomptable, qui parle de femmes et d’image, d’identité, de quête de soi. De sororité. De transmission. ❤️

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Virginie DeChamplain – Les Falaises ****

Harper Collins – 2022 – 208 pages

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V. vient d’apprendre que sa mère est morte – son corps sans vie a été rejeté par le fleuve Saint-Laurent, sur une plage de la Gaspésie. Elle prend la décision de vider la maison familiale seule, de se confronter aux souvenirs. Elle descend un matelas au milieu du salon aux immenses fenêtres ouvertes à tous les vents et se fabrique un îlot – avec pour seule compagnie les cahiers de sa grand-mère qu’elle vient de découvrir et qu’elle s’apprête à lire – comme une naufragée. La jeune femme se coupe du monde et vide la maison de la présence de sa mère. Ses seules échappées se font au bar du coin, où elle rencontre une femme aux cheveux flamboyants.

L’écriture est à la fois déroutante et captivante – la poésie qui s’en dégage m’a totalement conquise, dès les premiers mots. C’est une écriture volcanique qui bouleverse le langage comme ce « sourire d’année-lumière » ; les mots comme des roches brutes qui, con-frontées les unes aux autres, font des étincelles. « Nous deux devant la maison de notre mère. Sa maison qui grince bleu et blanc même quand y vente pas. Sa maison qui craque jusque dans le ventre. »

Des fragments de poèmes ponctuent le texte, en italique – la voix de la mère. Des fragments des cahiers manuscrits de sa grand-mère. Et la voix de V. : 3 voix qui se superposent, se croisent et s’entremêlent – faisant jaillir le passé familial. De 1968, la naissance de sa mère à 1992, la naissance de V., quelques mois après la mort de sa grand-mère – Qu’elle n’a donc jamais connue. « Ma grand-mère ma mère moi. Trois lignes infinies sur un plan cartésien, qui essaient de se toucher sans arriver à se trouver. »

J’ai aimé l’entremêlement de ces trois destinées féminines, j’ai aimé voyager de la Gaspésie aux plages de sable noir et aux falaises d’Islande, à Vík – me sont revenus en mémoire mes propres souvenirs de ce fabuleux pays : déchaînement des éléments, rugosité de la terre, vertigineuses falaises, volcans endormis : sous la plume de Virginie DeChamplain, c’est une Islande peuplée de fantômes. Vous l’aurez compris, Les Falaises est un roman qui m’a ravie.

Gerbrand Bakker – Parce que les fleurs sont blanches ***

Folio – février 2023 – 224 pages

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Gerson, et ses frères jumeaux Kees et Klaas sont trois adolescents qui vivent avec Gerard, leur père et Daan leur chien. Leur mère, la grande absente, celle qui prend toute la place dans leurs têtes, est partie dans une voiture rutilante, aimer un autre homme en Italie. Il ne leur reste qu’une petite voiture, une vieille guimbarde – couleur morve – dans laquelle ils s’entassent quand ils vont faire des courses, voir les grands-parents…

Un dimanche matin, ils roulent au milieu des poiriers en fleurs, ils se chamaillent, ils rient, le soleil brille, une voiture les percute. Gerson se retrouve dans le coma, le bras droit broyé, aveugle. Ses beaux yeux verts ne verront plus jamais. Démunis, les 3 hommes se retrouvent dans la petite chambre d’hôpital, autour de Gerson, inaccessible. Ils lui parlent, tentent de le faire revenir à la vie, au monde, à la réalité ; ils tentent de s’habituer à le regarder autrement que dans les yeux.

Un roman poignant, qui alterne les points de vue ; celui des jumeaux et celui de Gerson, sa voix intérieure en italique qui raconte un rapport au monde bouleversé. Comment accepter qu’on ne verra plus jamais le monde qui nous entoure, à treize ans? Gerson ne se résout pas à vivre dans le noir… « Noir », ce drôle de jeu auquel il pouvait jouer des heures avec ses frères – identifier une cible, fermer les yeux et se déplacer vers cette cible, sans se tromper. Un récit court et bouleversant, que l’on referme la gorge toute nouée.

Pauline Delabroy-Allard – Ça raconte Sarah ***

Editions de Minuit – 2020 – 192 pages

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Dès les premiers mots, j’ai senti la puissance de ce texte que j’avais très envie de lire après avoir adoré le recueil poétique Enracinées que Pauline Delabroy-Allard a écrit avec sa sœur.

La narratrice rencontre Sarah dans une soirée. Sarah aux yeux verts et tombants, Sarah si vivante et différente. Sarah dont elle tombe amoureuse.

Un roman qui raconte la passion amoureuse, en deux parties ; la première où l’amour, tel un tsunami, submerge la vie de la narratrice. La seconde, dans laquelle l’absence sature tout l’espace. C’est le temps du deuil, et de l’exil italien – à Trieste. Où elle se rend compte que la beauté du monde est toujours intacte…

Ca raconte Sarah est un texte éminemment poétique et fougueux ; les mots racontent la passion qui chavire et chamboule tout, mais aussi la douleur de la perte, de la fin. Moi qui suis plutôt frileuse quand il est question d’amour en littérature, je me laisse emporter par la plume chatoyante de l’autrice. « Mais comment est-ce possible, que la beauté perdure après la catastrophe, après l’innommable? » Ça raconte la douleur de continuer à vivre après la fin du monde.

Rabih Alameddine – Les Vies de papier ***

Éditions 10-18 – 2017 – 360 pages

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Aaliya Saleh a 72 ans et les cheveux bleus après un accident capillaire… Elle vit a Beyrouth et a toujours refusé de se conformer à la société libanaise et ses étroits carcans.

Comme j’ai aimé cette héroïne qui supporte mal la vie en société et chérit la solitude, qui préfère la fiction à la réalité, les êtres de papier aux êtres en chair et en os. La ville est en feu et Aaliya se réfugie au creux de ses livres, avec ses amis de papier. Son temps, elle le passe à traduire en arabe ses romanciers fétiches – Kafka, Pessoa, Nabokov. Entre elle et le monde, le pouvoir merveilleux des mots et le parfum des livres.

Le sommeil a peu à peu déserté ses nuits, alors Aaliya se souvient…

De son mari qui l’a répudiée, de sa décision de rester seule dans l’appartement ; seule, envers et contre tous.

Du siège de Beyrouth, pendant lequel elle dormait avec un AK-47 dans son lit en guise de mari.

De son amie Hannah.

De la librairie dans laquelle elle travaillait…

Le passé d’Aaliya émerge par couches successives et le portrait sensible et farouche d’une femme au singulier caractère se dessine.

Diglee – Ressac ****

Points – 2022 – 128 pages

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Un soir morose de janvier 2020, Maureen réserve un séjour dans une abbaye bretonne, en bord de mer. Une retraite spirituelle, c’est tout ce qu’elle souhaite soudain, sur un coup de tête, un coup de blues. Comme un besoin viscéral de prendre le large, de quitter la vie citadine, de plaquer le quotidien à mille à l’heure. De quitter aussi sa famille – son beau-père, à qui elle est terriblement attachée et qui perd peu à peu sa réalité en se faisant grignoter par sa bipolarité. L’occasion aussi pour la jeune femme de se désintoxiquer des écrans et d’apprivoiser sa solitude. 5 jours dans une petite chambre dépouillée, loin de tout. « Cette retraite, c’est un cadeau de moi à moi, comme un gage d’amour et de réparation. »

Ressac est un récit intimiste, dans lequel je me glisse comme dans un cocon. L’écriture de Diglee comme un murmure poétique m’interpelle et m’émeut. La mer, le parfum des embruns, les voix du ressac en toile de fond à cette retraite ressourçante. Mon dieu comme ce récit est beau, dépouillé, sensible.

Sous la protection bienveillante des ombres de Paula et Georgie, sa grand-mère et sa grand-tante, qui luttèrent a leur façon contre le patriarcat, Maureen entend profiter de cette parenthèse qu’elle s’offre. Elle fera la rencontre d’Emeline et d’autres pensionnaires qui offrent des résonances à sa propre histoire.

Gros coup de cœur pour ce récit. J’y ai coché plein de pages à relire. Noté plein de citations. Un livre comme un trésor dans lequel on pioche inspirations et réflexions.

« Les embruns sentent l’enfance : ils sentent la légèreté d’avant, l’insouciance dépouillée. Face à l’océan je me laisse décontenir, j’emplis mes tissus d’une autre sève. J’emprunte aux roches mères la régularité de leur structure, et je me rebâtis. »

Kate Atkinson – La Souris Bleue ***

Le livre de Poche – 2006 – 414 pages

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Cambridge, 1970. Ce sont les grandes vacances, la canicule bat son plein. Rosemary est mariée à Victor, de presque 20 ans son aîné. Mathématicien taciturne, il passe ses journées enfermé dans l’obscurité de son bureau. Rosemary, enceinte jusqu’aux yeux, survit, entre les frasques de ses filles – Sylvia, Amelia et Julia – et ses maux de grossesse. Il n’y a que la petite dernière, Olivia, qu’elle aime – confusément – plus que les autres, elle ne lui cause jamais de soucis. Une nuit, Amelia est autorisée à dormir sous la tente dans le jardin avec Olivia et son doudou, une souris bleue. Mais au matin, Olivia a disparu.

Mais quel est le lien de cette histoire avec Théo, un père obèse et anxieux, 24 ans plus tard? Ou encore avec Michelle, une toute jeune femme qui s’est mariée trop jeune et est devenue maman… Mais le regrette. Ce sont toutes des affaires non résolues… Que le détective privé Jackson, père divorcé malheureux, va devoir résoudre…

Je découvre Kate Atkinson avec ce fameux roman, que je lis après tout le monde. Non mais quelle écriture, quel style! Ironique et furieusement mordant. Ça se déguste. La souris bleue est un roman truculent et intelligent au suspense savoureux.

Adeline Dieudonné – Kérozène ***

Collection Proche – 2022 – 199 pages

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23h12. Ils sont quinze à se croiser dans une station-service, le long d’une autoroute qui mène on ne sait où, une nuit d’été. Quinze, si l’on prend en compte un cheval et un cadavre en train de se décomposer dans le coffre d’un gros Hummer noir. Dans une minute, tout aura basculé. Dans une minute, le garde-fou sera enjambé. Ces trajectoires qui se croisent sous la lumière crue des néons ; qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Les chapitres donnent la voix à chacune de ces personnes.

Kérozène est un roman absolument surprenant, intriguant, déroutant, à l’écriture acérée et ironique. C’est trash. C’est cru. Un roman qui compile treize récits, treize fragments de vie des différents personnages présents sur l’aire d’autoroute. C’est drôle, dérangeant, démangeant. Après avoir lu les derniers mots, impossible de savoir si j’ai aimé ou non! Une chose demeure certaine, c’est un roman qui laisse une forte impression.

Morgane Ortin – Le Secret ***

J’ai Lu – 2023 – 256 pages

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« Le remède au secret, je le vois dans l’éducation à l’altérité, à la diversité. »

Morgane Ortin, que je ne connaissais pas avant de tomber sur son livre dans ma librairie préférée ; elle s’est fait connaître notamment grâce à Amours solitaires sur Instagram ; elle est autrice et éditrice.

En avril 2020, Morgane Ortin s’ennuie dans le train qui la ramène chez elle. Elle lance alors comme une bouteille à la mer en story sur Instagram « Confiez-moi un secret ». Dix minutes plus tard, des milliers de confidences affluent, toutes plus intimes les unes que les autres. La jeune femme se retrouve avec tous ces secrets, sans savoir quoi faire, estomaquée… Elle décide de se livrer à quelques entretiens avec les détenteurs de secrets, de mener l’enquête… Au fur et à mesure de cette singulière enquête, elle se rend compte que c’est sa propre histoire, pétrie de silence et de non-dits, qu’elle questionne. Son histoire familiale au sein de laquelle les femmes se taisent ; ces femmes, ce sont ses deux grands-mères, auréolées de mystère.

Dans son livre, l’autrice dresse une cartographie des secrets. Leur essence, leur existence même, leur typologie, elle interroge tout cela. Comment naissent les secrets, que révèlent-ils de nous, mais surtout de ceux qu’ils mettent à l’écart, de quoi se nourrissent-ils? Un ouvrage intelligent et émouvant, dont je me suis délectée.

Sally Rooney – Conversations entre amis ***

Editions Points – 2021 – 352 pages

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Dublin. Bobbi et Frances ont 21 ans, elles se connaissent depuis l’adolescence, elles ont été en couple. Elles sont étudiantes et se produisent sur scène pour déclamer des poèmes écrits par Frances. À une soirée, elles rencontrent Melissa, photographe et écrivain, et son mari Nick, qui est acteur ; ils ont la trentaine. Ensemble, ils refont le monde, s’invitent à dîner, à boire, se prennent en photos, s’échangent des mails, des textes, des poèmes. Les liens se créent. Bobbi tombe sous le charme de Melissa. Quant à Frances, elle tombe amoureuse de Nick. Irrémédiablement. Les échanges de mails nocturnes se transforment en rencontres clandestines.

Conversations entre amis est une histoire d’amitié et de séduction où la confusion des sentiments fait rage, ou les non-dits prennent des raccourcis. Je débute ma lecture de façon prudente – j’ai tellement aimé Normal People, le précédent roman de Sally Rooney – puis, très vite, je m’attache à la voix de Frances et je pique un plongeon vertigineux dans les méandres de ses pensées, dans son cœur chahuté, dans sa peau et ses blessures. Sally Roney excellent vraiment dans l’analyse psychologique de ses personnages qui sont toujours complexes, instables, en prise avec leurs familles défaillantes et… Juste humains.