Sally Rooney – Conversations entre amis ***

Editions Points – 2021 – 352 pages

*

Dublin. Bobbi et Frances ont 21 ans, elles se connaissent depuis l’adolescence, elles ont été en couple. Elles sont étudiantes et se produisent sur scène pour déclamer des poèmes écrits par Frances. À une soirée, elles rencontrent Melissa, photographe et écrivain, et son mari Nick, qui est acteur ; ils ont la trentaine. Ensemble, ils refont le monde, s’invitent à dîner, à boire, se prennent en photos, s’échangent des mails, des textes, des poèmes. Les liens se créent. Bobbi tombe sous le charme de Melissa. Quant à Frances, elle tombe amoureuse de Nick. Irrémédiablement. Les échanges de mails nocturnes se transforment en rencontres clandestines.

Conversations entre amis est une histoire d’amitié et de séduction où la confusion des sentiments fait rage, ou les non-dits prennent des raccourcis. Je débute ma lecture de façon prudente – j’ai tellement aimé Normal People, le précédent roman de Sally Rooney – puis, très vite, je m’attache à la voix de Frances et je pique un plongeon vertigineux dans les méandres de ses pensées, dans son cœur chahuté, dans sa peau et ses blessures. Sally Roney excellent vraiment dans l’analyse psychologique de ses personnages qui sont toujours complexes, instables, en prise avec leurs familles défaillantes et… Juste humains.

Publicité

Ocean Vuong – Un bref instant de splendeur ***

Folio – 2022 – 336 pages

*

« Si la vie d’un individu, comparée à l’histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c’est ne connaître qu’un bref instant de splendeur. »

Un fils écrit à sa mère une lettre qu’elle ne lira jamais. Une longue lettre, dont il nous livre sa dernière version. Sa mère, ce personnage si singulier et cruel, qui est née d’un soldat américain et d’une paysanne vietnamienne, analphabète ; elle n’a jamais voulu apprendre à lire et parle très peu anglais. Elle travaille dans un salon de manucure, aux États-Unis.

« Ce que je te raconte n’est pas tant une histoire qu’un naufrage – des fragments qui flottent, enfin déchiffrables. »

L’auteur dépeint une mère aussi tendre que monstrueuse. Les souvenirs s’égrènent au fil des mots ; les coups qu’elle faisait pleuvoir, sa rage. Les dimanches passés au salon de manucure dans les vapeurs d’acétone. Au fil des mots, le fils retisse l’histoire de sa famille, meurtrie par la guerre du Vietnam. Cette lettre est aussi pour lui un moyen de revenir sur son passé, ses blessures, la découverte de son homosexualité, les deuils successifs.

« Je cours en me disant que je vais prendre tout ça de vitesse, puisque la volonté de changer est plus forte que ma peur de vivre. »

Dans une langue somptueuse, poétique, le narrateur se questionne sur la disparition, l’appartenance, l’identité, la famille, la guerre, la beauté… Un récit douloureux qui met en relief l’écriture comme moyen de garder en vie les disparus, de rendre présent l’absence, de nommer tout ce qui n’a pu être dit.

« Qu’étions-nous avant d’être nous? On devait être debout sur le bas-côté d’une route pendant que la ville brûlait. On devait être en train de disparaître, comme c’est le cas aujourd’hui. »

Tracy Chevalier – La Brodeuse de Winchester ***

Folio – novembre 2021 – 400 pages

*

Winchester, 1932. Violet Speedwell a 38 ans ; elle fait partie de ces millions de femmes restées célibataires après la fin de la Grande guerre – ces « femmes excédentaires ». Grande guerre qui lui a arraché son frère aîné George et son fiancé Laurence.

À la mort de son père, Violet fuit sa mère acariâtre et s’installe seule à Winchester. Mais être une femme seule en 1932 n’est pas bien vu. Les hommes la regardent avec curiosité ; les femmes avec mépris. Elle découvre par hasard le cercle des brodeuses de la cathédrale de Winchester. Elle y trouvera amitié et soutien, auprès notamment de Gilda Hill, qui lui fait connaître Arthur, le sonneur de cloches, dont elle s’éprend.

La Brodeuse de Winchester est un roman puissant et émouvant, à l’humour subtil ; je me suis laissée emportée par l’écriture délicate de Tracy Chevalier et j’ai fait connaissance avec Violet, une femme qui s’affirme contre cette société patriarcale oppressante qui veut qu’une femme ne soit rien sans un homme. Un vrai bonheur de lecture.

Rémi Giordano – Malamour ***

Éditions Thierry Magnier – 2020 – 240 pages

*

Dans la voiture qui l’éloigne de sa vie jusqu’à présent, Oscar fait défiler le film de la soirée qui a fait voler en éclat son monde. Du sang, une piscine, une fuite dans la forêt. Il lui en reste une odeur de sang dans les narines et un oeil tuméfié. Ses parents le déposent chez sa tante Penelope pour l’été.

Il se rend compte que sa tante est plus malade que ce qu’il pensait. Il fait connaissance avec les voisins, Margot et son sourire de manga, Jonas et ses tatouages. Il se plonge dans Le Parfum, découvre le destin de Jean-Baptiste Grenouille.

Au psy qu’il est obligé de voir tous les 2 jours, il raconte son histoire. À ses voisins, il raconte une autre version… Où est le mensonge? La vérité? Que s’est-il vraiment passé ce soir-là?

Et qui est vraiment Oscar? Ce garçon hypersensible aux odeurs. « Les parfums sont aussi puissants que les souvenirs. Ils sont des souvenirs. » Qui voit le monde sous le prisme de son odorat ; qui traduit le monde et les autres en effluves. Et lui, quelle odeur a-t-il? Celle du mensonge?

Un roman qui possède une belle âme. Beauté de ce roman qui m’a prise par surprise. C’est puissant, triste mais gorgé d’espoir.

Elif Shafak – 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange ****

9782081500419

Flammarion – 2020 – 400 pages

*

10 minutes et 38 secondes. Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? Le nouveau roman d’Elif Shafak débute par ce fantasme. « Que se passait-il durant ce laps de temps ? Le défunt se rappelait-il le passé, si oui, quelles parties et dans quel ordre ? Comment l’esprit parvenait-il à concentrer une vie entière dans le temps que met une casserole d’eau à bouillir ? »

Le début commence par la fin. La mort de Tequila Leila. Une prostituée assassinée, dont le corps est jeté dans une benne à ordures. Minute après minute, son esprit se souvient. Sa naissance dans une famille aisée et respectée. Sa vie se déroule au fil de cette question lancinante : comment une fille de bonne famille finit-elle ainsi ? Cinq personnes seulement pleureront sa mort ; des laissés pour compte, comme elle. Des indésirables, des sans-voix. Ses amis. Nostalgia Nalan, Sabotage Sinan, Jameelah, Zaynab122, Hollywood Humeyra. Comme les cinq sens. Et D/Ali, son amour.

De Van en Anatolie à Istanbul, la ville où finissent par atterrir tous les rêveurs et insatisfaits, tous les assoiffés – les souvenirs de Leila resurgissent avec les sens ; le goût du sel, de la pastèque, de la terre battue. Ce passé au goût de mensonge et de trahison réémerge. A travers le destin de cette femme, Elif Shafak nous offre une peinture d’Istanbul, une ville pleine d’opportunités qui se révèle être pleine de cicatrices.

Un roman où le destin tragique de Leila nous prend aux tripes. Elif Shafak dépeint avec justesse et sensibilité cette Turquie où les femmes sont damnées et où les marginaux n’ont pas leur place ; où tous les excentriques, les êtres qui s’écartent de la norme imposée par la société, finissent au cimetière des Abandonnés.

Un récit magnifique, lumineux et fort, où l’amitié transcende les frontières et les différences. Une très belle lecture que j’ai savourée et un destin de femme qui m’a émue.

Audur Ava Ólafsdóttir – Miss Islande ***

LeVieuxJardinAW+

Zulma – 2019 – 261 pages

*

Hekla doit son prénom à son père, fasciné par les volcans depuis toujours. Alors qu’elle n’a que quatre ans, le volcan dont elle porte le prénom entre en éruption et son père l’embarque pour le voir d’un peu plus près… L’enfant reviendra de cette excursion métamorphosée, prenant l’habitude de disparaître pour aller contempler le ciel, les nuages, les étoiles.

En 1963, Hekla a 21 ans lorsqu’elle quitte la ferme de ses parents dans les Dalir et débarque à Rekjavik. A peine arrivée, on lui propose déjà de participer à Miss Islande… De façon agaçante, tout le monde ne semble voir en elle qu’une future reine de beauté – Miss Islande doit savoir coudre, cuisiner comme un cordon bleu, être impeccable. Mais Hekla n’est venue dans la capitale que pour une seule chose : accomplir son destin et devenir écrivaine.

Elle retrouve son amie d’enfance Ísey si bavarde, qui accumule les mots comme des trésors et se cache pour les inscrire dans son journal, fabrique des histoires sur tout et rien – comme pour oublier qu’elle a 22 ans et déjà 2 enfants et qu’elle ne bougera jamais. Elle retrouve aussi Jón John, son premier amant et meilleur ami, qui rêve de devenir costumier au Théâtre National, et se cache pour aimer des hommes.

Les années 60 à Rekjavik ne sont pas idylliques… Les homosexuels sont presque des criminels, le patriarcat est écrasant et le sexisme omniprésent.

Quel plaisir de retrouver la plume rafraîchissante de l’autrice de Rosa Candida. Audur Ava Ólafsdóttir possède une écriture insolite empreinte d’une douce malice – un humour discret mais efficace – et nous offre un roman féministe sur la création, l’écriture, la liberté« Arrange toi pour qu’arrive ce qui n’arrive pas. Fais que les mots deviennent chair. »

C’est poétique et profondément mélancolique. Avec des personnages qui rêvent, beaucoup. C’est aussi un touchant portrait de femme qui se dessine sous nos yeux – Hekla et son tempérament farouche, fougueux, qui devra choisir entre l’amour et la création. J’ai tout aimé de ce roman islandais, sauf la fin qui m’a laissé le coeur pincé et surpris.

Et vous, qu’en avez-vous pensé ?

Julien Dufresne-Lamy – Jolis jolis monstres ***

9782714479853ORI

Belfond – août 2019 – 418 pages

*

C’est le début des années 80 à New York, le spectre du sida ne s’est pas encore abattu sur la ville. Le soir venu, James Gilmore se défait de son apparence d’homme ; il chausse ses talons aiguilles, sa robe à sequins et devient Lady Prudence. « On me siffle, on m’adore, on m’applaudit et sur le devant de la scène, on me lance des roses blanches. » Lady Prudence est une des drag-queens les plus en vue du milieu ; on la surnomme même « Le Trophée ». Une peau noire comme le soir, des « jambes d’autoroute ». Sur scène, James est métamorphosé, c’est un monstre d’une indicible beauté.

Aujourd’hui, James a soixante ans. Dans un bar, il rencontre Victor, un jeune homme déjà père de famille qui a grandi dans le sud de Los Angeles, en plein ghetto, en pleine guerre des gangs. Entre les prostituées, les junkies et la misère.

La narration alterne les voix de James et de Victor, qui se tutoie à tour de rôle – faisant dialoguer deux générations. Chacun s’offrant comme miroir et nous permettant de nous glisser dans la peau de l’un, puis de l’autre.

Dès les premières pages, le roman de Julien Dufresne-Lamy m’a enthousiasmée et captivée. Je me suis attachée à Lady Prudence et l’écriture enjôleuse et évocatrice de l’auteur m’a offert une immersion vertigineuse dans le New York des années 80, avec des personnages comme nous n’en rencontrerons nulle part ailleurs.

Jolis jolis monstres est un roman magnifique qui nous plonge dans le monde de ces monstres sublimes et volubiles et nous les rend terriblement proches. La voix et l’histoire de Lady Prudence me hanteront longtemps…

Alice Parriat – Des yeux de loup ***

81yMkXLqMtL

Ecole des loisirs – février 2020 – 164 pages

*

La mère de Volga adore l’entraîner au fond des bois ; mère et fille se gorgent de l’odeur des pins, elles écoutent le pouls de la nature. Elles se lèvent à l’aube pour découvrir les forêts et les lacs alentours. Et puis un jour, elles découvrent des empreintes de loup… ou plutôt de louve.

« Ma poésie à moi, c’était celle des écorces de pin qui craquent et chantent, du vent dans les ramures, du bruissement des bêtes rampant sous la terre. » Volga est une adolescente marginale, elle aime passer des heures dans la nature, loin des bars et des soirées auxquelles se rendent les ados de son âge. Mais elle aime aussi les livres, les mots ; qu’elle ne partagerait pas avec n’importe qui.

Et puis un jour, une nouvelle élève débarque au lycée. Mado a des cheveux d’encre, débrayés, un curieux style vestimentaire… Et des yeux magnétiques. Comme des yeux de loup. Immédiatement, Volga est se sent attirée par elle et le halo de mystère qui l’entoure.

L’écriture poétique et soyeuse d’Alice Parriat nous attire dans ses filets. Les chapitres, très courts, permettent au roman d’infuser lentement en nous. Qui est l’animal ? Le loup ou l’adolescent ? Avec talent, l’autrice parvient à décrire la fougue adolescente et le tumulte qui agite les cœurs. Un texte d’une beauté !

Mesha Maren – Sugar Run ***

Sugar-run

Gallmeister – janvier 2020 – 384 pages

*

Jodi McCarty a trente-cinq ans lorsqu’elle sort enfin de prison, après avoir obtenu sa liberté conditionnelle. Accusée du meurtre de son amie Paula, elle est condamnée à perpétuée à l’âge de dix-sept ans. Elle passe plus de la moitié de sa vie dans la prison de Jaxton.

A trente-cinq ans, Jodi va tenter de reprendre le cours de sa jeunesse interrompue brutalement et se racheter une conduite. Direction les Appalaches, pour retrouver sa famille, ainsi qu’un petit bout de terrain légué par sa grand-mère Effie qui l’a élevée. Mais elle désire avant cela descendre un peu plus au sud, en Georgie, afin de retrouver un ami et tenir une promesse

Sur sa route, elle fait la connaissance de Miranda, une jeune femme brisée, dont le mari menace de lui retirer la garde de ses trois enfants. Si Jodi s’en méfie, elle se sent malgré tout attirée par cette femme, ses blessures. Leurs solitudes se font douloureusement écho et elles deviennent amantes.

Au fil des chapitres, le récit, composé de nombreux flash-back, lève le voile sur le passé de Jodi et Paula. Deux époques se superposent, nous permettant de voyager de l’été 2007 à la fin des années 80, juste avant que Jodi ne se retrouve derrière les barreaux. En 1988, elle a dix-sept ans et passe son temps avec son petit ami Jimmy, à boire du whiskey tout en se laissant hypnotiser par les machines à sous du casino. C’est dans ce même casino qu’elle rencontre Paula, une femme plus âgée qui l’aimante immédiatement

Sugar Run est un premier roman sombre et singulier, porté par une écriture magnétique qui nous ferre, mettant en scène des êtres blessés par la vie, en proie à la fatalité, qui vont chercher un refuge dans une nature tout aussi écorchée – fameuse fracturation hydraulique. Quels secrets se trouvent enfouis en chacun de nous ?

Brigitte Giraud – Jour de courage ***

124647815

Flammarion – août 2019 – 160 pages

*

En faisant des recherches sur les premiers autodafés nazis pour son cours d’Histoire, Livio tombe sur la figure de Magnus Hirschfeld, un médecin juif-allemand qui lutta pour l’égalité hommes-femmes et les droits des homosexuels dès le début du XXème siècle. Un précurseur, en somme.

Cet homme sera le sujet de son exposé devant la classe de Mme Martel, leur professeur d’histoire. Cet exercice oral va permettre au jeune homme de dix-sept ans de réaliser en fait ce qui ressemble à un coming out, devant toute sa classe, devant Camille, qui l’aime en secret depuis des mois et qui ne s’y attend absolument pas. Quelques jours avant de disparaître.

Unité de lieu et de temps pour ce court récit : une heure, une salle de classe ; la vie de Magnus Hirschfeld se superpose à celle de l’adolescent, le temps d’une prestance orale qui résonne de façon très théâtrale. Son intervention, l’adolescent y tient plus que tout, il l’a maintes et maintes fois répétée, il l’a mise en scène minutieusement. Plus qu’un exposé, c’est un véritable discours dans lequel il va se livrer, à cœur ouvert. Le jeune Livio fait bien plus qu’un simple exposé ; c’est sa vie qui est en jeu sur cette scène de théâtre improvisée. Il va devoir faire face à certains obstacles : l’indifférence des uns, les paroles agressives des autres, les ricanements.

L’intensité émotionnelle grimpe au fil des pages et de la progression du discours de Livio, qui va crescendo jusqu’au brasier final.

Un roman court mais intense, porté par une plume toujours aussi belle, qui nous pose la question du courage et décrit avec justesse l’adolescence et ses tourments.

 

Merci à Lilylit pour le prêt 😀

Pour consulter sa chronique, c’est par ici.