Rabih Alameddine – Les Vies de papier ***

Éditions 10-18 – 2017 – 360 pages

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Aaliya Saleh a 72 ans et les cheveux bleus après un accident capillaire… Elle vit a Beyrouth et a toujours refusé de se conformer à la société libanaise et ses étroits carcans.

Comme j’ai aimé cette héroïne qui supporte mal la vie en société et chérit la solitude, qui préfère la fiction à la réalité, les êtres de papier aux êtres en chair et en os. La ville est en feu et Aaliya se réfugie au creux de ses livres, avec ses amis de papier. Son temps, elle le passe à traduire en arabe ses romanciers fétiches – Kafka, Pessoa, Nabokov. Entre elle et le monde, le pouvoir merveilleux des mots et le parfum des livres.

Le sommeil a peu à peu déserté ses nuits, alors Aaliya se souvient…

De son mari qui l’a répudiée, de sa décision de rester seule dans l’appartement ; seule, envers et contre tous.

Du siège de Beyrouth, pendant lequel elle dormait avec un AK-47 dans son lit en guise de mari.

De son amie Hannah.

De la librairie dans laquelle elle travaillait…

Le passé d’Aaliya émerge par couches successives et le portrait sensible et farouche d’une femme au singulier caractère se dessine.

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Kate Atkinson – La Souris Bleue ***

Le livre de Poche – 2006 – 414 pages

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Cambridge, 1970. Ce sont les grandes vacances, la canicule bat son plein. Rosemary est mariée à Victor, de presque 20 ans son aîné. Mathématicien taciturne, il passe ses journées enfermé dans l’obscurité de son bureau. Rosemary, enceinte jusqu’aux yeux, survit, entre les frasques de ses filles – Sylvia, Amelia et Julia – et ses maux de grossesse. Il n’y a que la petite dernière, Olivia, qu’elle aime – confusément – plus que les autres, elle ne lui cause jamais de soucis. Une nuit, Amelia est autorisée à dormir sous la tente dans le jardin avec Olivia et son doudou, une souris bleue. Mais au matin, Olivia a disparu.

Mais quel est le lien de cette histoire avec Théo, un père obèse et anxieux, 24 ans plus tard? Ou encore avec Michelle, une toute jeune femme qui s’est mariée trop jeune et est devenue maman… Mais le regrette. Ce sont toutes des affaires non résolues… Que le détective privé Jackson, père divorcé malheureux, va devoir résoudre…

Je découvre Kate Atkinson avec ce fameux roman, que je lis après tout le monde. Non mais quelle écriture, quel style! Ironique et furieusement mordant. Ça se déguste. La souris bleue est un roman truculent et intelligent au suspense savoureux.

Anna Hope – Le Rocher blanc ***

Le bruit du monde – août 2022 – 336 pages

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« Il y a un rocher blanc là-bas, dans l’océan, où les Indiens disent que le monde est né. »

Ils sont tout un petit groupe entassé dans un minibus, à sillonner les routes mexicaines, en compagnie d’un chaman. Des Mexicains, une Française, une Allemande, une Sénégalaise et sa fille, des Anglais et un Colombien. Et l’écrivaine, avec sa fille de trois ans. Et son mari, qui ne sera bientôt plus son mari mais son ex-mari.

Qui sont-ils, tous? Pourquoi sont-ils ici, alors que le coronavirus touche le monde entier. Ils font route vers un rocher blanc, situé dans la mer, lieu de culte de la tribu des Wixárikas.

L’écrivaine est au Mexique pour l’écriture de son roman, trouver des pistes, l’inspiration. Elle est au Mexique aussi pour remercier la terre d’avoir eu sa fille, après sept années d’essais, à plus de quarante ans.

Ce rocher blanc est un personnage à part entière, il est le témoin précieux et mystérieux – maudit ou béni ? – de l’Histoire et des histoires…

(1969) Comme celle de ce chanteur hippie porté sur la boisson, qui abandonne son groupe pour trouver ce fameux rocher blanc. (1907) Comme celle de cette fille et de sa sœur Yoemem, déportées sur un bateau avec pour unique destination : la mort. (1775) Ou encore celle de ce lieutenant qui assiste à la folie/prise de conscience d’e son ami d’un de ses compagnons.

Le Rocher blanc est un roman qui traverse les siècles. Ce rocher qui émerge des profondeurs maritimes intrigue et fascine ; il est le témoin des humains, de leur déchéance, de leurs péchés. Témoin de l’extermination des Indiens. Des déportations de Yoemems. Tous les personnages qui se retrouvent devant ce rocher blanc ont en commun, à travers le temps, d’être arrivés à un moment charnière de leur vie : ils ferment une porte, tournent une page, disent adieu à celui ou celle qu’ils ont été, aux croyances qu’ils ont eues.

Claire Fuller – L’été des oranges amères ****

Le Livre de Poche – juin 2022 – 384 pages

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Été 1969. Frances Jellico a trente neuf ans. Sa mère, femme acariâtre et tyrannique, dont elle s’est occupée toute sa vie, est morte. Elle est missionnée pour faire l’état des lieux du domaine de Lyntons, au coeur de la campagne anglaise. Un domaine qui tombe en ruines, laissé à l’abandon depuis plusieurs années.

Frances y rencontre Cara et Peter, un couple aussi séduisant que mystérieux, qui semble tout de suite l’adopter comme amie. Mais des événements curieux surviennent au fil des jours : une souris morte sur le rebord d’une fenêtre, des bruits dans la nuit, un oreiller dans la baignoire… Et Frances découvre un judas dans le plancher de sa salle de bain, sous une latte. À travers l’œilleton, elle peut observer la salle de bain du couple…

Frances devient le réceptacle des confessions et confidences du couple. Au fur et à mesure que Cara se confie à Frances, le passé tourmenté de la jeune femme surgit, entre mensonges et vérité.

L’été des oranges amères est un roman que j’ai lu d’une traite et qui m’a littéralement bouleversée ; je l’ai terminé en larmes. Je me suis laissée happer par l’écriture de Claire Fuller et son scénario si bien ficelé. Un thriller implacable !

Anna Hope – La Salle de bal ****

Folio – 2017 – 448 pages

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Yorkshire, Hiver 1911. Ella Fay se retrouve internée brutalement à l’asile de Sharston. Le matin même elle était encore à la filature dans laquelle elle travaillait depuis l’enfance. Sur un coup de sang, un coup de tête, Ella jette une bobine vide sur la vitre opaque derrière laquelle elle travaille – qui la coupe du monde, qui l’opresse – qui se brise.

Chaque vendredi soir, dans cet asile de malheur, a lieu un bal. Dans une immense salle de bal, joue l’orchestre du docteur Fuller, qui observe ses patients valser. Seuls ceux qui se sont bien comportés durant la semaine ont le droit d’y aller. C’est durant ce bal qu’Ella rencontre John, dont elle tombe amoureuse.

A l’asile, elle se lie avec Clem, une jeune femme tourmentée et vive, qui a toujours un livre à la main et cite Emily Dickinson à tout bout de champ. Clem et ses traces sur les poignets, son histoire qu’elle finira par lui confier.

La Salle de bal est un roman qui m’a coupé le souffle et que j’ai terminé en larmes. Une histoire d’amour, mais pas que : c’est un roman qui met en lumière un épisode de l’Histoire que je méconnaissais, l’eugénisme. Ça fait froid dans le dos. Un roman bouleversant aux qualités historiques indéniables ; un hommage d’Anna Hope à son arrière-arrière grand-père.

Anna Hope – Nos espérances ***

Editions Folio – 2021 – 400 pages

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Dans les années 90, elles sont jeunes. Hannah, Cate et Lissa – trois amies insouciantes, qui jonglent entres les cours à l’université, les soirées arrosées, les virées. Elles vivent en colocation dans une grande maison. Seul le présent compte.

Quinze ans plus tard, 2010. Elles ont 35 ans. Les aléas, les soucis de la vie adulte se sont immiscés en elles, entre elles.

Hannah et son mariage avec Nathan, qui semble parfait, que tous envient… Mais il y a ce désir d’enfant qui les ronge lentement ; après une énième FIV, leur couple se met à battre de l’aile.

Cate et sa dépression post-partum. Le manque de sommeil qui devient destructeur. Cette maternité qu’elle vit mal, depuis son accouchement dont elle ne parvient à faire le deuil. Tom, son fils, qu’elle allaite, qui la réveille toutes les nuits. Son mari Sam, qu’elle ne touche plus.

Et Lissa, devenue actrice en mal de carrière. Lissa l’indépendante. Qui ne veut pas d’enfant. Qui n’a jamais vraiment guérit de ses blessures d’enfant délaissée par sa propre mère.

Elles ne pensaient pas devenir ces femmes. Où est passée leur insouciance ? Où sont passés leurs idéaux ? Leur liberté d’être ? Leurs rêves ? …

Nos Espérances est un roman à l’écriture somptueuse ; l’autrice opère de subtils allers retours dans le passé et le présent, afin de donner plus d’épaisseur et de réalisme à ses personnages féminins, violemment mises à nue, dont je me suis sentie profondément proche, auxquelles je me suis identifiée. La réalité les rattrape, sans qu’elles ne puissent rien y faire. L’atmosphère du roman, douce amère, m’a immédiatement harponnée, émue. Beaucoup de vérités sont évoquées avec une effroyable justesse. C’était mon premier roman de l’autrice, je compte bien lire tous les autres !

Kiran Millwood Hargrave – Les Graciées ***

Editions Pocket – 2021 – 448 pages

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« La tempête arrive en un claquement de doigts. C’est ainsi qu’ils en parleront, des mois, des années après, quand cela aura cessé de n’être qu’une douleur derrière les yeux et une boule dans la gorge. Quand ils pourront enfin raconter. Mais même à ce moment là, les mots ne diront pas comment les choses se sont réellement passées. »

Norvège, 1617. La veille de Noël, une tempête fait rage sur la petite île de Vardo et les femmes perdent tous leurs hommes en une nuit, en une excursion de pêche… 40 hommes disparaissent ; avalés par la mer déchaînée. Les femmes, figées dans leur chagrin, n’y comprennent rien. Une tempête survenue d’un coup, une baleine aperçue au loin. Dans une contrée aussi isolée et dépeuplée, c’est un véritable drame.

Toril, Mamma, Kirsten, Edne, Maren, Diinna… Ces femmes se retrouvent brusquement livrées à elles-mêmes ; liées par la perte – d’un frère, d’un mari, d’un fils ou d’un père – elles vont devoir s’entraider. Certaines reprennent en charge la pêche, pour ne pas mourir de faim.

Un an plus tard, leur est envoyé un délégué, un homme de Dieu – Absalom, accompagné de sa femme Ursa, qui a toujours vécu dans le confort. Cet homme est surtout chargé de veiller à ce que les rites lapons soient éradiqués, à ce que l’église soit fréquentée avec assiduité… Les accusations de sorcellerie tombent. Les divisions s’opèrent lentement entre les femmes. La chasse aux sorcières commence.

Les Graciées est un roman fascinant, qui possède une belle écriture et une atmosphère terriblement bien rendue – cette austérité, ce froid qui prend aux tripes. J’ai aimé cette lecture venue du Grand Nord. Cette histoire d’amour inattendue. Un roman historique et féministe qui m’a bouleversée.

Carys Davies – West ***

Seuil – 2019 – 192 pages

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Pennsylvanie, XIXe siècle. John Cyrus Bellman est un jeune veuf inconsolé qui vit avec sa fille de dix ans, Bess, dans leur petite ferme. A la lecture de la gazette locale, une lueur de vie se met à briller à nouveau dans ses prunelles ; un article mentionne la découverte dans le Kentucky d’ossements gigantesques appartenant à une créature inconnue.

Cette nouvelle pour le moins étrange et farfelue va le faire sortir de son désœuvrement mélancolique. Et lui donner envie de tout quitter pour partir en direction de l’Ouest.

À cet époque, l’Ouest américain demeure en grande partie inexploré. Seuls quelques rares aventuriers ont osé partir à sa conquête. C’est dans ces régions que les Indiens ont été sommés de s’exiler, afin de laisser leurs terres et possessions aux colons.

Bellman se lance dans l’aventure, bien décidé à atteindre puis franchir les Rocheuses, à découvrir si d’autres monstres de cette ampleurs sont encore vivants. Sans l’ombre d’une hésitation, il abandonne sa fille – Bess, cette gamine curieuse, solitaire et grave, qui a grandi dans l’ombre de l’absence maternelle. Qui s’ennuie et passe de longues heures dans la nature, désœuvrée. Qui attend les lettres de son père. Qui ne désire que passer son temps à consulter des cartes et des livres à la bibliothèque pour suivre le parcours de son père.

Bellman abandonne sa fille à Tante Julie, la sœur de Bellman, si revêche. Sans savoir quand est-ce qu’il la retrouvera, sans se rendre compte, surtout, que le monstre n’est pas si loin de chez lui.

On suit le périple de Bellman, son arrivée à Saint-Louis puis les kilomètres dans les forêts, les plaines, les traversées des rivières, les rencontres avec les Indiens. Personne ne le prend au sérieux avec cette histoire de créatures immenses. Mais il continue d’y croire, il s’y accroche coûte que coûte.

West est un court roman absolument fascinant, qui résonne longtemps en nous – à la façon d’une sombre légende.

Rebecca Watson – Sous la peau ***

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Grasset – mars 2021 – 288 pages

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Une jeune femme ouvre les yeux, se lève, prend le métro et se rend au travail. C’est sa routine hebdomadaire. Ses journées sont un enchaînement de taches, de façon automatique, mécanique. Peut-être une façon pour elle d’oublier l’angoisse qui la ronge à certains moment, la dévore à d’autres. Cette angoisse qui fourmille sur sa peau, la démange ; elle s’enferme alors dans les toilettes et se gratte jusqu’au sang. L’angoisse l’étrangle de croiser à nouveau l’homme qui l’a agressée, parce qu’il travaille dans la même entreprise qu’elle…

Un étrange roman, auquel je ne m’attends pas. Complètement morcelé, chaotique ; un chaos poétique qui nous secoue et nous met à l’épreuve, nous donne le vertige par moment.

Sous la peau est un texte fort, étonnant, déroutant, glaçant. On ne sait parfois dans quel sens lire ces mots qui claquent, qui crissent, qui bruissent. L’écriture comme reflet des tourments qui agitent la jeune femme ; le temps d’une journée, nous nous retrouvons plongés dans les méandres de ses pensées, au plus intime de son être. Rebecca Watson nous offre une étonnante et dérangeante expérience de lecture et une plongée vertigineuse dans la psyché d’une femme profondément meurtrie.

Fiona Mozley – Elmet ***

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Folio – avril 2021 – 321 pages

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Cathy et Daniel sont frère et sœur ; ils vivent en lisière de la forêt avec leur père, John, dans une petite maison qu’ils ont construite, pierre après pierre. John est un père souvent absent, qui gagne de l’argent en se battant. Un père géant, tout en muscles, qui en impose.

Cathy et Daniel sont élevés en marge de la société, ce sont des enfants qui passent leut vie dehors. C’est la volonté du père, les protéger du monde, leur donner une chance de vivre leur propre vie. Dans les bois, ils jouent, tirent à l’arc, chassent pour se nourrir, se cachent. Restent des enfants, le plus longtemps possible.

Et puis, Mr Price, le propriétaire terrien des environs débarque et menace de les chasser de ses terres. Sauf si John travaille à nouveau pour lui, comme par le passé…

C’est la voix de Daniel qui nous raconte les événements. Un adolescent, tout juste sorti de l’enfance, curieux de tout ; avec sa soeur Cathy, aussi féroce et pugnace qu’intelligente, ils vont se retrouver confrontés à la brutalité et à la violence du monde adulte.

La tension dramatique monte au fil des pages. La pureté de la nature offre un contraste saisissant avec la barbarie humaine. Un roman puissant qui m’a happée, du premier au dernier mot.