Alexandra Koszelyk – L’Archiviste ***

Aux Forges de Vulcain – 2022 – 272 pages

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Dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine, les œuvres d’art et la mémoire culturelle du passé ont été mises à l’abri des bombes et du chaos, dans les sous-sols de la bibliothèque… Une jeune femme, archiviste, est chargée de veiller sur elles. Elle semble être la dernière encore en vie pour les protéger. Chaque nuit, ne trouvant le sommeil, K se réfugie auprès de ces œuvres et se plonge dans la lecture de manuscrits.

Une nuit, l’archiviste reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes, ses chansons… Son patrimoine culturel. L’homme au chapeau lui demande de falsifier les œuvres. Si elle refuse, il s’en prendra à sa sœur Mila, retenue captive, ou encore à sa mère, mourante.

Nuit après nuit, K s’attelle donc à cette tache de falsification créatrice. Heureusement, des ombres semblent veiller sur elle. De curieuses scènes surgissent devant ses yeux, tout droit venues du passé – de troublants voyages à travers les époques et les arts. A la fin de chacune des visions, un objet lui reste entre les mains – une fleur, une partition… Un passé qui n’est pas prêt à disparaître.

K se sent profondément coupable de devoir ainsi falsifier ces œuvres qui représentent son pays ; mais elle va parvenir à se jouer de l’envahisseur et à glisser des messages cachés dans chacune des œuvres falsifiées. Au fil de ses re-créations, ses propres souvenirs émergent – petite et grande histoire s’entremêlent.

J’ai été déroutée au début par ce côté surnaturel auquel je ne m’attendais absolument pas. Et puis finalement, j’ai trouvé ce procédé très beau et subtile. Ce roman est un magnifique chant d’amour à la culture ukrainienne, à la littérature, aux arts, tout simplement. Un roman qui m’a surprise et conquise.

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« La joie et le jeu colonisaient les œuvres depuis des lustres, les artistes étaient ces êtres qui déjouaient les exigences de leurs commanditaires, trouvant toujours assez de liberté entre les mailles des contraintes pour leur faire un pied de nez sans qu’ils le sachent. »

« Les textes sont ces tissus que les êtres portent, même quand ils sont nus. »

Maria Primatchenko
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Jean-Philippe Arrou-Vignod et François Place – Olympe de Roquedor **

Gallimard Jeunesse – 2021 – 297 pages

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Nous sommes au XVIIème siècle dans le sud-ouest de la France, quelque part entre les anciennes provinces de la Gascogne et du Languedoc. « Elle avait un nom de bataille, un nom qui claquait au vent, et que la pluie et la nuit recouvraient de mystère » ; elle, c’est Olympe, jeune marquise de seize ans, orpheline et unique héritière du domaine de Roquedor. Il y a quatre ans, à la mort de son père, son tuteur, l’affreux Comte de Saint-Mesme, a jugé bon de l’enfermer dans un couvent.

Aujourd’hui, Olympe en sort, mais n’a pas vraiment retrouvé sa liberté : elle est escortée d’une grosse religieuse antipathique et du fils du Comte, à qui ce dernier veut la marier. Sauf qu’Olympe n’a pas du tout l’intention de se soumettre à ce mariage forcé ! Alors, lorsque la berline est attaquée par deux brigands, la jeune fille en profite pour s’enfuir.

Elle court à travers la forêt, au péril de sa vie. Elle y fera de vilaines rencontres – allant jusqu’à se faire accuser de sorcellerie – mais aussi de belles rencontres comme celle du capitaine Décembre, un ancien soldat borgne au mystérieux passé accompagné de son fidèle compagnon Oost, un brave garçon un peu pataud, qui fut enrôlé de force sur un navire marchand à dix-sept ans et a fini par s’enfuir.

Cette drôle d’équipe va faire route vers le château de Roquedor et tenir tête à des soldats bien entraînés jusqu’à tenter de révéler au grand jour la vérité sur Saint-Mesme et récupérer l’héritage d’Olympe.

Malgré l’humour et les illustrations à l’aquarelle en noir et blanc de François Place, j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans l’histoire au tout début. Peut-être à cause de l’époque ? Du vocabulaire ? J’avoue que cette lecture m’a fait sortir de ma zone de confort. Heureusement, les personnages sont hauts en couleurs et les dialogues plutôt savoureux ; quant à Olympe, elle est formidable.

Un roman de cape et d’épée féministe, au rythme soutenu et ponctué de nombreux rebondissements au centre duquel Olympe rayonne ; sportive, déterminée et indépendante, elle détonne. Ce roman c’est surtout la revanche des faibles et des isolés, la revanche des marginaux, dont l’union fait la force.

Julia Kerninon – Liv Maria ****

Folio – mars 2022 – 240 pages

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Liv Maria vit une enfance insouciante sur une petite île bretonne, avec sa mère, économe des mots, et son père d’origine norvégienne qui lui apprend à aimer les livres et les mots en lui lisant chaque soir du Faulkner. Une enfance insulaire à l’abri du monde, où le temps s’écoule différemment.

À l’été 87, Liv Maria a dix-sept ans et elle fait une mauvaise rencontre. Sa mère décide de l’envoyer à Berlin chez une tante qu’elle n’a jamais vue. Arrachée à son île et à la mer qu’elle aime par-dessus tout, Liv Maria se sent littéralement déracinée. Elle prend des cours d’anglais pour s’occuper et fait la rencontre d’un homme – Fergus – qui va bouleverser sa vie.

J’ai tout de suite aimé la musique des mots de Julia Kerninon et je me suis laissée emporter par le destin de Liv Maria qui sera tour à tour amoureuse, fugitive, entrepreneuse, femme, épouse, mère… Sa vie sera jalonnée de pertes et de blessures, mais d’espoir aussi. Un roman éponyme qui m’a saisie et dont l’empreinte reste, plusieurs semaines après sa lecture. Un portrait sensible et poétique, fougueux. Liv Maria fait partie de ces personnages que l’on a du mal à oublier.

Chroniques Oubliées #6

Trop de chroniques en attente, légère baisse de motivation pour écrire sur mes lectures ces derniers temps. Je fais donc un billet unique pour rassembler ces dernières lectures.

Cynan Jones – Vers la baie

Un homme part en kayak seul, en mer. Il part en fait en mémoire de son père. Il souhaite disperser ses cendres sur cette mer qu’il aimait tant. Sa femme, enceinte, l’attend sur la plage. Un coup de tonnerre s’abat sur lui soudainement. Le kayak se retourne, l’homme s’évanouit – se réveille plus tard, seul au milieu de la mer, aucune terre en vue. La douleur vrille son corps. Sa mémoire vacille. Un de ses bras est paralysé ; un de ses doigts déchiqueté. J’ai aimé le style épuré. Les mots, tel un compte goutte, qui s’égrènent, poétiques, au rythme de ses pensées. Vers la baie est un très court roman, puissant dans l’instant. Mais qui sera vite oublié.

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Taï-Marc Le Tanh – Et le ciel se voila de fureur

1865. Un chariot file en direction du Far West. Elles sont cinq gamines et un petit garçon aveugle recueilli sur la route. Abigaël, Lisbeth, Samantha, Ellen, Maureen et Anton. Une famille d’enfants perdus recueillis au fil des ans par Hidalgo, un mystérieux homme aux origines françaises ; un as de la gâchette. Ce petit pavé se déroule au fil de la mémoire d’une vieille femme qui se souvient de son enfance perdue dans l’immensité et la sauvagerie du Far West. Un roman d’aventure féministe et captivant, qui nous plonge dans l’Ouest sauvage, où la seule loi qui règne est celle de la vengeance.

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Kate Chopin – L’éveil

Madame Pontellier. Une femme mariée, mère de deux enfants. Nous sommes à la fin du XIXème siècle en Louisiane. C’est l’été – dîners mondains, balades en bords de mer. Edna Pontellier a vingt huit ans. Elle rencontre Robert Lebrun et peu à peu, se réveille de la torpeur qu’était sa vie jusqu’à présent. Elle se réveille et passe sa vie au crible. Edna se remet à peindre. À créer. Semble se mettre soudainement à vivre. L’éveil est une lecture qui saisit, qui secoue, à l’écriture sensuelle et chargée d’intensité émotionnelle. Kate Chopin brosse un portrait de femme inoubliable, libérateur.

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Aude Seigne – L’Amérique entre nous

Un couple débarque à New York après une semaine de traversée de l’Atlantique. Ils restent 3 mois sur le sol américain. 3 mois de road trip. Elle interview des stars complexées et sublimes. Il photographie la faune locale. Elle nous livre ses réflexions, entre introspection et souvenirs. Les chapitres alternent entre le passé – lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte – et le présent – l’asphalte qui se déroule, les villes grandioses, les paysages hypnotiques ; cette Amérique où la frontière entre réalité et fiction est si poreuse, si floue. Cette Amérique qu’elle attendait tant. Ce voyage qui est censé les réconcilier, les rapprocher. Ce voyage qui sera pour elle l’occasion d’aborder avec lui son amour pour un autre. Un roman que j’ai surtout apprécié pour l’aspect road trip américain ; j’ai été moins sensible aux réflexions sur l’amour et les relations de la narratrice.

Tracy Chevalier – La Brodeuse de Winchester ***

Folio – novembre 2021 – 400 pages

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Winchester, 1932. Violet Speedwell a 38 ans ; elle fait partie de ces millions de femmes restées célibataires après la fin de la Grande guerre – ces « femmes excédentaires ». Grande guerre qui lui a arraché son frère aîné George et son fiancé Laurence.

À la mort de son père, Violet fuit sa mère acariâtre et s’installe seule à Winchester. Mais être une femme seule en 1932 n’est pas bien vu. Les hommes la regardent avec curiosité ; les femmes avec mépris. Elle découvre par hasard le cercle des brodeuses de la cathédrale de Winchester. Elle y trouvera amitié et soutien, auprès notamment de Gilda Hill, qui lui fait connaître Arthur, le sonneur de cloches, dont elle s’éprend.

La Brodeuse de Winchester est un roman puissant et émouvant, à l’humour subtil ; je me suis laissée emportée par l’écriture délicate de Tracy Chevalier et j’ai fait connaissance avec Violet, une femme qui s’affirme contre cette société patriarcale oppressante qui veut qu’une femme ne soit rien sans un homme. Un vrai bonheur de lecture.

Sophie Adriansen – Hystériques ***

Charleston – juin 2021 – 528 pages

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Qui sont ces femmes qui se font traiter d’hystériques ? Il y a Diane, qui a deux enfants. Dont le premier accouchement fut si traumatisant. Il y a Clémentine, maman d’une petite Agathe, enceinte d’une 2ème fille. Et qui prend de plein fouet le souvenir de sa première grossesse, il y a seize ans. De cet accouchement sous X. Et il y a Noémie, qui n’arrive pas à tomber enceinte ; fait semblant. Puis apprend qu’elle porte non un enfant mais un cancer.

Ces trois femmes sont sœurs. Ces trois femmes ont des parents qui leur ont donné une certaine éducation ; elles ont appris que l’on ne parle pas de certaines choses. Dans leur famille, on ne peut pas parler de tout – beaucoup trop de non-dits, de silences les ont vu grandir.

Un roman profondément féminin et féministe, qui nous plonge dans l’intime de chacune de ces femmes, en proie aux incertitudes de la maternité, de l’enfantement, aux violences obstétricales, aux violences de cette société patriarcale. Je me suis sentie proche de ces femmes souvent vulnérables mais si fortes – comme chaque mère. Un roman sensible et terriblement juste.

Kavita Daswani – Mariage à l’indienne ***

Le Livre de Poche – 2006 – 320 pages

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Née à Bombay, Anju part à New York à l’âge de 26 ans, ne trouvant toujours pas de mari, lassée par cette recherche inlassable et la pression familiale, le regard des autres. À New York, elle découvre la liberté, fait des études et trouve un travail dans la mode. Mais la jeune femme n’a pas oublié son rêve de mariage traditionnel et espère encore et toujours trouver un mari.

Anju se retrouve écartelée entre son envie de vivre à l’américaine, libre de toute entrave, et son désir de rester fidèle à ses racines indiennes, de ne pas décevoir ses parents.

Mariage à l’indienne est un roman émouvant et plein d’humour. Mais c’est surtout un portrait de femme authentique – une héroïne entière à laquelle on s’attache indéniablement.

« Mon pays me manquerait. Mais je devais trouver un moyen d’en partir de telle façon que je ne prenne pas le risque de rompre avec ma famille. Ce que je voulais faire de ma vie était important, mais la bénédiction de mes parents l’était plus encore. »

Laurence Lieutaud – Ravissement ***

Grasset – avril 2021 – 198 pages

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Cet été-là, il a suffit d’un regard un peu appuyé et de quelques mots pour que le ravissement s’opère. Louise avait dix-huit ans. Paul, trente. Elle était jeune, insouciante. Il était peintre. Sous les yeux de Toinette, sa grand-mère, Louise s’enfuit avec cet homme qu’elle connaît à peine mais auquel elle ne peut résister. Sous les injures et les crachats, elle part. Elle ne reviendra que quinze ans plus tard. Elle ne reviendra qu’après l’incendie.

Paul se révèle être un peintre aux sautes d’humeur excessives ; il possède Louise, la malmène. Dans cette relation qui se révèle vite tortueuse, la jeune femme perd lentement pied avec la réalité et le rêve qu’elle espérait se transforme en cauchemar.

Dans une langue sublime, Laurence Lieutaud nous offre un roman sur la folie d’un homme et la fuite d’une femme après quinze années d’enfer. Le récit d’un ravissement, d’une emprise irrépressible avec pour toile de fond le Sud de la France.

Rebecca Watson – Sous la peau ***

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Grasset – mars 2021 – 288 pages

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Une jeune femme ouvre les yeux, se lève, prend le métro et se rend au travail. C’est sa routine hebdomadaire. Ses journées sont un enchaînement de taches, de façon automatique, mécanique. Peut-être une façon pour elle d’oublier l’angoisse qui la ronge à certains moment, la dévore à d’autres. Cette angoisse qui fourmille sur sa peau, la démange ; elle s’enferme alors dans les toilettes et se gratte jusqu’au sang. L’angoisse l’étrangle de croiser à nouveau l’homme qui l’a agressée, parce qu’il travaille dans la même entreprise qu’elle…

Un étrange roman, auquel je ne m’attends pas. Complètement morcelé, chaotique ; un chaos poétique qui nous secoue et nous met à l’épreuve, nous donne le vertige par moment.

Sous la peau est un texte fort, étonnant, déroutant, glaçant. On ne sait parfois dans quel sens lire ces mots qui claquent, qui crissent, qui bruissent. L’écriture comme reflet des tourments qui agitent la jeune femme ; le temps d’une journée, nous nous retrouvons plongés dans les méandres de ses pensées, au plus intime de son être. Rebecca Watson nous offre une étonnante et dérangeante expérience de lecture et une plongée vertigineuse dans la psyché d’une femme profondément meurtrie.

Camille Laurens – Fille **

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Gallimard – août 2020 – 226 pages

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« C’est une fille ». Ce sont les premiers mots qu’elle entend à la naissance. Laurence Barraqué naît au début des années 60 et grandit à Rouen, aux côtés de sa sœur ; dans une famille qui s’attendait à un garçon, qui désirait ardemment un garçon. Pas de chance, encore une fille… Naître fille, comment y survivre ? Comment être une fille dans les années 60 ?

Enfant, Laurence se pose une foule de questions, observe et analyse ce drôle de monde où fille et garçon n’ont pas le droit au même traitement, aux mêmes attentes, aux mêmes regards.

Un roman qui commence par le tutoiement, comme pour mieux capter notre attention, nous captiver. Et puis, avec les premiers souvenirs à l’âge de 3 ans, le Je prends toute sa place et Laurence nous raconte son enfance, sa vie de fille née dans les années 60. Le regard de la société, son poids. Puis à dix ans, c’est le Elle qui s’impose et prend le relais, pour prendre de la distance, tenir à distance un souvenir lugubre. Selon les épisodes de sa vie de fille, puis de femme, d’épouse, de mère… les différents pronoms personnels alternent à travers un jeu narratif intéressant ; oscillant entre introspection et mise à distance.

Quelle force de caractère dans cette plume vive et ironique. Cette plume qui nous pique et nous capture pour mieux convoquer notre révolte. Fille est un roman qui possède une indéniable puissance mais que je n’ai pas trouvé révolutionnaire non plus.

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« Parfois, il suffit d’une phrase pour faire tomber des monuments. Donjon d’effroi, remparts de honte, la tour s’écroule dont on était à la fois la prisonnière et la geôlière, et d’un seul coup c’est plein soleil, c’en est fini des meurtrières. »