Jean-François Beauchemin – Le roitelet ***

Folio – 2023 – 189 pages

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« Un homme à la tête pleine d’ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s’opère en lui. »

Le narrateur a la soixantaine, il vit à la campagne avec sa femme Livia, leur chien Pablo, leur chat Lennon. Il partage également son quotidien avec son frère cadet, atteint de schizophrénie depuis l’enfance. Leurs parents morts, il est son seul parent. Le roitelet est un roman qui se déplie la constellation de ces moments passés avec son frère, de leurs conversations qui laissent une empreinte en lui ; le narrateur se questionne sur son âme, sur la mort. Régulièrement les fantômes de ses parents, de son chien, lui rendent visite. Il y a cette part de lui-même qui entrevoit autre chose que ce que les sens nous montrent. « Je veux bien tenter de décrire le Monde tel qu’il est, mais quelque chose manque au réel. »

J’ai trouvé ce texte infiniment poétique – j’ai aimé le style tout en simplicité et pudeur. Les mouvements de l’âme s’accordent aux mouvements du paysage, au ciel. Un roman émouvant et très inspirant, que j’ai pris comme une invitation à appréhender le réel différemment.

Kundera – L’ignorance ***

Folio – 2006 – 236 pages

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À l’image d’Ulysse, Irina a quitté sa Bohême natale il y a vingt ans – elle était mariée, mère d’un petit enfant, enceinte d’un autre. Elle a construit sa vie en France. Et puis un jour, elle revient à Prague. Comment concilier le pays qu’on a connu et celui que l’on retrouve? Celle que l’on était en le quittant et celle que l’on est devenue ailleurs, celle qui revient? A l’aéroport de Paris, elle tombe sur une ancienne connaissance, avec qui elle a failli avoir une histoire – Josef, lui, ne la reconnaît pas mais n’ose rien dire. Lui aussi, est un émigré tchèque. Lui aussi, revient au pays après des années passées au Danemark. Tout deux s’y sont sentis comme obligés. Tout deux s’y sentent désormais étrangers. Lui ne ressent presque rien pour sa famille, ses souvenirs. Elle, devient mutique.

« L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque? »

L’ignorance est un roman dans lequel Kundera questionne l’exil,  la nostalgie, la mémoire, le deuil. Ses personnages sont à la fois touchants et risibles. Quand le retour au pays natal ne fait que rendre davantage définitif l’exil. Une lecture que j’ai trouvé profondément réjouissante et aiguisée.

« Impossible de revivre un amour comme on relit un livre ou comme on revoir un film. »

Sally Rooney – Où es-tu, monde admirable ***

Éditions Points – 2023 – 384 pages

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Alice et Eileen ont la trentaine, elles se sont connues pendant leurs études, et ont noué une amitié indéfectible. L’une est une romancière à succès, a quitté Dublin pour New York puis pour un village complètement isolé, après avoir fait une dépression nerveuse. Elle fait la rencontre de Felix, sur Tinder. L’autre est restée à Dublin, elle travaille pour une revue poétique. Elle renoue avec un ami d’enfance un peu plus âgé qu’elle, Simon, de qui elle a toujours été amoureuse. Eileen et Alice s’échangent de longs mails et se confient sur le cheminement de leurs relations, de leurs amours.

À la lecture de ce troisième roman de Sally Rooney, le style me plaît toujours autant. L’autrice, par le biais des relations complexes entre les personnages, offre matière à réflexion sur les êtres, la société, l’amour et l’amitié. Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc, les personnages sont humains, fragiles, parfois même détestables dans certaines de leurs attitudes – leur mise à nu est savamment orchestrée grâce à une narration qui alterne le point de vue interne des personnages à travers l’échange de mails et le point de vue d’un narrateur externe. Sally Rooney parvient avec un talent fou à en dire beaucoup à travers des scènes en apparence toutes simples et un style descriptif qui rappelle une pièce de théâtre.

Maggie OFarrell – Hamnet ***

Éditions 10-18 – 2021 – 403 pages

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Plein été 1596, dans la campagne anglaise – à Stratford. Hamnet est un petit garçon rêveur. Facilement distrait, il a « tendance à glisser en dehors des frontières de la réalité, du monde tangible. » Lorsque sa soeur jumelle Judith tombe brusquement malade, il cherche de l’aide mais ne trouve qu’une maison désertée ; Agnes, leur guérisseuse de mère, est partie s’occuper de ses ruches, cueillir ses plantes médicinales à Hewlands, leur père est à Londres pour son travail. Il n’y a que son grand-père, le vieux gantier sournois et véreux, qui ne lui inspire que de la peur. La peste est entrée dans la famille, le drame s’insinue dans la famille, inéluctablement.

Hamnet, cela ne vous rappelle pas le titre d’une célèbre pièce de théâtre?

Le récit alterne dans une première partie deux temporalités : l’été 1596 au présent et la rencontre entre les parents, dans le passé ; Agnes qui est alors cette jeune femme – « cette diablesse qui respire la sauvagerie » – sur qui toutes sortes de folles rumeurs courent – elle se balade tantôt avec une crécerelle sur l’épaule, tantôt avec un écureil ; son lien avec la nature est puissant, elle sent les choses et peut entrevoir l’avenir d’un être rien qu’en lui serrant la main. Et le jeune précepteur qui donne des cours dans une ferme en lisière de forêt, qui écrit au grenier, attendant de devenir le dramaturge qu’il rêve d’être.

Hamnet est un roman qui m’a bouleversée et que j’ai dévoré en une poignée de soirées – la magie des mots de Maggie O’Farrel à encore opéré ; son roman possède un souffle romanesque indéniable : décidément, quel talent de conteuse !

« Agnes pendant longtemps, s’est représenté la mort sous la forme d’une salle éclairée de l’intérieur, plantée au milieu d’une lande. Les vivants habitent cette salle, tandis que les morts errent tout autour, pressant leurs mains, leur visage et leurs doigts contre ses vitres, cherchant à tout prix à y entrer, à rejoindre les leurs. Certains à l’intérieur de la salle peuvent les entendre et les voir ; certains peuvent leur parler à travers les murs ; mais la plupart n’en sont pas capables. »

Martine Pouchain – Sous-sol **

Sarbacane – 2022 – 160 pages

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Une famille se réfugie dans le sous-sol de sa maison à la suite d’une catastrophe virale et nucléaire qui a décimé la quasi totalité des êtres humains, à part quelques Élus, dont Leslie, Amy et leurs parents font apparemment partie. Ils vivent donc sous leur maison; il y a désormais le monde d’En Haut, dans lequel l’air est devenu irresporable et où les animaux ont muté. Et le monde d’En Bas, où la petite famille vit à l’étroit, ne voit jamais la lumière du jour, n’a plus ni télé ni Internet. Le père de famille est très autoritaire et croyant et m’apparaît immédiatement très suspect. Il est le seul à pouvoir sortir chaque jour, pour se rendre à la serre, il porte un masque et prend des risques. Il leur promet un nouveau monde pour bientôt – se faisant passer pour un héros. Puis, la tension grimpe, petit à petit et l’atmosphère de ce huis clos familial devient angoissante et étouffante.

L’intrigue a mis un certain temps à démarrer… Et une fois lancée, il m’a été impossible de lâcher ce court roman qui avait tout pour me plaire… Mais dont j’ai deviné la fin dès la page 20 ! J’ai malgré tout eu envie de découvrir la fin tant la tension est vive.

Lou Darsan – L’arrachée belle ***

Éditions La contre allée – 2020 – 160 pages

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Elle, la narratrice, lentement se retrouve asphyxiée par son quotidien, par l’homme avec qui elle vit. Un quotidien vide de sens, duquel elle se sent prisonnière. Ses nuits sont hantées par des chats et des araignées. Elle se sent mourir à petit feu – le vide la dévore, l’avale – et attend juste le bon moment pour tout quitter, pour s’arracher à cette vie qui annihile sa présence au monde. Une nuit, elle saute dans sa voiture et part. Elle abandonne la ville côtière pour la nature en altitude.

Elle fuit dans la montagne. Se retrouve en pleine nature. Les kilomètres défilent pour mettre le plus de distance possible entre elle et lui. Pour renaître. Pour se sentir à nouveau présente au monde.

Lou Darsan nous offre un premier roman comme une poétique de la fuite – la jeune femme s’enfonce de plus en plus profondément dans le sauvage. Un retour au sauvage. C’est un texte qui nous emmène au plus profond d’une âme assoifée de nature ; les mots nous font ressentir le poul de cette femme, la moindre de ses impulsions, de ses inspirations et palpitations. L’arrachée belle est une lecture surprenante et sauvage.

« Pourtant, folle, elle danse, danse & tournoie, le prénom oublié, l’identité dépouillée et resserrée en une petite masse ronde et danse qui pulse au coeur de la montagne, la puissance du corps déployée dans la colèfe de la transe qui surpasse l’épuisement d’être fractions, depuis trop longtemps fractions et dispersion. »

Sigrídur Hagalín Björnsdóttir – Éruptions amour et autres cataclysmes ***

Gaïa – 2024 – 336 pages

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Ce roman nous transporte en Islande, dans les environs de Reykjavík, sur la péninsule de Reykjanes. Anna Arnardóttir est volcanologue ; elle a une vie de famille stable et confortable, un mari aimant, un fils de vingt ans, une fille de huit ans. Une belle maison. Une vie en apparence parfaite ; si ce n’est qu’Anna demeure marquée par la mort de son père et le désamour et la distance de sa mère.

Depuis quelques jours, des secousses ébranlent la terre, réveillant les volcans et failles sismiques endormis depuis plus de huit-cents ans. Anna est dépêchée sur les lieux pour évaluer les risques. C’est ainsi qu’elle fait la rencontre d’un photographe, Tómas Adler, dont elle va tomber amoureuse.

Un roman dont la lecture se révèle un peu ennuyeuse au début – trop d’informations sur la géologie, des longueurs… Il m’a fallu attendre la page 160 pour que l’intrigue démarre enfin – le moment de basculement s’opère. La tension grimpe d’un coup et elle est double : l’éruption amoureuse chez Anna qui s’apprête à ravager sa vie et l’éruption volcanique qui s’apprête à ravager les environs – double cataclysme. Choisir entre l’amour et ses risques ou le confort d’une vie bien rangée et prévisible? Un roman au thème un peu cliché mais que j’ai malgré tout dévoré, et dont la fin a réussi à me faucher par surprise.

Pauline Delabroy-Allard – Qui sait ****

Gallimard – 2022 – 203 pages

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« C’est ça, je crois, la raison pour laquelle on donne plusieurs prénoms aux enfants qui viennent au monde, c’est le fantasme diffus d’une vie qui ne serait pas unique, qui ne serait pas singulière, c’est le fantasme cafouilleux de donner plusieurs vies, ou alors une seule mais immortelle, oui, immortelle, d’offrir plusieurs visages, d’ouvrir le champ des possibles à l’infini ou presque. »

La narratrice a trente ans, un petit être prend vie dans ses entrailles et pour la première fois elle se fait faire une carte d’identité. Lui saute alors aux yeux la ribambelle de ses prénoms secondaires, dont elle n’a jamais élucidé le mystère : Jeanne, Jérôme, Ysé. Un prénom masculin, entouré de deux prénoms féminins, qui ne lui disent absolument rien. Dans sa famille, on parle de tout, sauf du passé. Alors, Pauline se lance dans une enquête de ses origines. Sa mère ne veut rien lui dire? Qu’à cela ne tienne, elle inventera.

Ce roman insolite et poétique déroule sa trame selon les trois questions fondamentales de la pensée kantienne : Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer?

Qui sait est un récit à la fois drôle et poignant, une (en)quête des origines, de ses trois fantômes qui habitent la narratrice, colonisent son prénom : Jeanne l’arrière-grand-mère disparue trop tôt, Jérôme, ce garçon de l’ombre, emporté par le sida, Ysé, ce personnage de théâtre. C’est un roman qui parle de la vie, de la mort, de la vie avant soi, de la perte, où imagination et vérité se cherchent, s’entrecroisent, s’entremêlent.

J’ai aimé retrouver l’écriture poétique et entétante de l’autrice, qui m’avait tant plu dans Ça raconte Sarah. L’écriture comme une danse, une mélopée. « J’écris pour oublier le bruit de la chair qui frappe la chair inerte pour réveiller la vie déjà partie »l’écriture qui prend corps, l’écriture physique, sensuelle – j’ai encore une fois été saisie par sa beauté, sa puissance ; j’ai eu presque envie de lire et relire à voix haute certains passages. Un roman comme une fabuleuse déflagration.

« Sans doute que c’est dans les histoires qu’on existe vraiment, que c’est dans la fiction que se dissimule la vérité, qu’il n’y a pas d’autre endroit où vivre. »

Coline Pierré – Pourquoi pas la vie ***

L’Iconoclaste – mars 2022 – 291 pages

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Le 11 février 1963, Sylvia Plath se donne la mort ; elle a trente ans, est mère de deux jeunes enfants, mariée à un homme qui prend toute la place et toute la lumière. Dix ans auparavant, elle avait fait une première tentative de suicide. Dans ce roman poétique et insolite, Coline Pierré réinvente le destin de la poétesse disparue trop tôt : et si Sylvia Plath ne s’était pas suicidée ? Et si, alors qu’elle venait de déposer sa tête sur un linge au fond du four, elle avait entendu sa fille pleurer ? Et si la vie s’était rappelée à elle, au dernier moment ?

Pourquoi pas la vie est un roman qui m’a happée immédiatement, une fois passées les premières pages poignantes. Un roman à la fois profondément jubilatoire, lumineux et mélancolique, aussi. Un vrai plaisir de lecture, qui fait l’éloge de la douceur, évinçant la douleur, prenant le parti du bonheur, se jouant de l’histoire et du destin tragique de cette autrice, dont l’oeuvre entière fut analysée à la lueur de son suicide. Un magnifique roman qui met en scène une Sylvia Plath qui fait le choix de la vie, de la résilience, qui reprend goût à la vie, qui choisi de sublimer la douleur – et qui se demande comment concilier le bonheur, l’accomplissement, l’écriture, quand on est une femme, une mère, une épouse, dans les années 60.

Cécile Coulon – La Langue des choses cachées ***

L’Iconoclaste – janvier 2024 – 134 pages

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Sur les ordres de sa mère, un jeune homme prend la route et se rend dans un village reculé. En vingt ans, il n’a jamais côtoyé que sa mère qui lui a tout appris de son métier de guérisseuse, et une poignée d’inconnus. Comme sa mère, il sent les choses, il entend des cris et des voix que personne d’autre ne perçoit, il sent les choses – qu’elles soient passées ou futures ; il sait parler la langue des choses cachées.

En débarquant au Fond du Puits, une atmosphère âcre et puissante le saisit. Une visite l’attend : celle d’un enfant malade, auprès duquel patiente un homme aux épaules rouges, son père, à l’aura profondément malsaine et violente.

Ce nouveau roman de Cécile Coulon n’a clairement rien à voir avec Une Bête au Paradis qui m’avait laissée complètement de marbre. Ici, l’écriture poétique et l’atmosphère empreinte de mystère – qui m’a fait penser au réalisme magique – m’ont immergée dans l’histoire : je l’ai dévorée d’une traite. La métaphore qui se déploie à la fin m’a beaucoup plu.