Pauline Delabroy-Allard – Ça raconte Sarah ***

Editions de Minuit – 2020 – 192 pages

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Dès les premiers mots, j’ai senti la puissance de ce texte que j’avais très envie de lire après avoir adoré le recueil poétique Enracinées que Pauline Delabroy-Allard a écrit avec sa sœur.

La narratrice rencontre Sarah dans une soirée. Sarah aux yeux verts et tombants, Sarah si vivante et différente. Sarah dont elle tombe amoureuse.

Un roman qui raconte la passion amoureuse, en deux parties ; la première où l’amour, tel un tsunami, submerge la vie de la narratrice. La seconde, dans laquelle l’absence sature tout l’espace. C’est le temps du deuil, et de l’exil italien – à Trieste. Où elle se rend compte que la beauté du monde est toujours intacte…

Ca raconte Sarah est un texte éminemment poétique et fougueux ; les mots racontent la passion qui chavire et chamboule tout, mais aussi la douleur de la perte, de la fin. Moi qui suis plutôt frileuse quand il est question d’amour en littérature, je me laisse emporter par la plume chatoyante de l’autrice. « Mais comment est-ce possible, que la beauté perdure après la catastrophe, après l’innommable? » Ça raconte la douleur de continuer à vivre après la fin du monde.

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Diglee – Ressac ****

Points – 2022 – 128 pages

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Un soir morose de janvier 2020, Maureen réserve un séjour dans une abbaye bretonne, en bord de mer. Une retraite spirituelle, c’est tout ce qu’elle souhaite soudain, sur un coup de tête, un coup de blues. Comme un besoin viscéral de prendre le large, de quitter la vie citadine, de plaquer le quotidien à mille à l’heure. De quitter aussi sa famille – son beau-père, à qui elle est terriblement attachée et qui perd peu à peu sa réalité en se faisant grignoter par sa bipolarité. L’occasion aussi pour la jeune femme de se désintoxiquer des écrans et d’apprivoiser sa solitude. 5 jours dans une petite chambre dépouillée, loin de tout. « Cette retraite, c’est un cadeau de moi à moi, comme un gage d’amour et de réparation. »

Ressac est un récit intimiste, dans lequel je me glisse comme dans un cocon. L’écriture de Diglee comme un murmure poétique m’interpelle et m’émeut. La mer, le parfum des embruns, les voix du ressac en toile de fond à cette retraite ressourçante. Mon dieu comme ce récit est beau, dépouillé, sensible.

Sous la protection bienveillante des ombres de Paula et Georgie, sa grand-mère et sa grand-tante, qui luttèrent a leur façon contre le patriarcat, Maureen entend profiter de cette parenthèse qu’elle s’offre. Elle fera la rencontre d’Emeline et d’autres pensionnaires qui offrent des résonances à sa propre histoire.

Gros coup de cœur pour ce récit. J’y ai coché plein de pages à relire. Noté plein de citations. Un livre comme un trésor dans lequel on pioche inspirations et réflexions.

« Les embruns sentent l’enfance : ils sentent la légèreté d’avant, l’insouciance dépouillée. Face à l’océan je me laisse décontenir, j’emplis mes tissus d’une autre sève. J’emprunte aux roches mères la régularité de leur structure, et je me rebâtis. »

Adeline Dieudonné – Kérozène ***

Collection Proche – 2022 – 199 pages

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23h12. Ils sont quinze à se croiser dans une station-service, le long d’une autoroute qui mène on ne sait où, une nuit d’été. Quinze, si l’on prend en compte un cheval et un cadavre en train de se décomposer dans le coffre d’un gros Hummer noir. Dans une minute, tout aura basculé. Dans une minute, le garde-fou sera enjambé. Ces trajectoires qui se croisent sous la lumière crue des néons ; qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Les chapitres donnent la voix à chacune de ces personnes.

Kérozène est un roman absolument surprenant, intriguant, déroutant, à l’écriture acérée et ironique. C’est trash. C’est cru. Un roman qui compile treize récits, treize fragments de vie des différents personnages présents sur l’aire d’autoroute. C’est drôle, dérangeant, démangeant. Après avoir lu les derniers mots, impossible de savoir si j’ai aimé ou non! Une chose demeure certaine, c’est un roman qui laisse une forte impression.

Morgane Ortin – Le Secret ***

J’ai Lu – 2023 – 256 pages

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« Le remède au secret, je le vois dans l’éducation à l’altérité, à la diversité. »

Morgane Ortin, que je ne connaissais pas avant de tomber sur son livre dans ma librairie préférée ; elle s’est fait connaître notamment grâce à Amours solitaires sur Instagram ; elle est autrice et éditrice.

En avril 2020, Morgane Ortin s’ennuie dans le train qui la ramène chez elle. Elle lance alors comme une bouteille à la mer en story sur Instagram « Confiez-moi un secret ». Dix minutes plus tard, des milliers de confidences affluent, toutes plus intimes les unes que les autres. La jeune femme se retrouve avec tous ces secrets, sans savoir quoi faire, estomaquée… Elle décide de se livrer à quelques entretiens avec les détenteurs de secrets, de mener l’enquête… Au fur et à mesure de cette singulière enquête, elle se rend compte que c’est sa propre histoire, pétrie de silence et de non-dits, qu’elle questionne. Son histoire familiale au sein de laquelle les femmes se taisent ; ces femmes, ce sont ses deux grands-mères, auréolées de mystère.

Dans son livre, l’autrice dresse une cartographie des secrets. Leur essence, leur existence même, leur typologie, elle interroge tout cela. Comment naissent les secrets, que révèlent-ils de nous, mais surtout de ceux qu’ils mettent à l’écart, de quoi se nourrissent-ils? Un ouvrage intelligent et émouvant, dont je me suis délectée.

Grégoire Delacourt – Une nuit particulière **

Grasset – 1er mars 2023 – 200 pages

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Au crépuscule, une femme se retrouve seule, dans la rue, en proie au chagrin : son mari la quitte, après 30 ans ensemble. Elle décide alors de suivre le premier inconnu venu et de passer la nuit avec lui. Elle s’appelle Aurore. L’inconnu, Simeone. Ensemble, ils vont marcher dans les rues de Paris, boire du cognac, refaire le monde. Se souvenir. Se séduire.

L’amour et la mort, intimement liés au désir – les mêmes thèmes, qui semblent chers à l’auteur, reviennent à travers ce roman, à la façon d’une entêtante mélodie.

« La mort pouvait être le point d’orgue d’une histoire d’amour. »

Une nuit particulière est un roman court et vif sur la perte d’un amour, qui se lit d’une traite. La plume de Grégoire Delacourt est certes belle – les mots sont toujours habilement choisis. Mais elle est parfois si mélodramatique et grandiloquente que ça en devient agaçant. J’ai trouvé très peu vraisemblable de tomber comme ça sur un inconnu dans la rue, qui aime la poésie, et dont on n’a rien à craindre… Et puis certains passages ont des airs de déjà vu ; ils me font en effet penser à un autre de ses romans, Danser au bord de l’abîme, lu il y a peu – mêmes dialogues, mêmes thèmes – un homme malade qui ne veut pas se soigner puis qui l’accepte finalement. Une femme qui s’éprend d’un inconnu, le désire.

Et vous qu’en avez-vous pensé ?

Anne-Laure Bondoux – La Magnifique ***

Pocket – 2022 – 253 pages

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À Maussad-Vallée, au milieu des champs et de nulle part, la vie n’est qu’une suite de calamités pour Bella Rossa… Alors qu’elle a tout juste vingt ans, la jeune femme a connu des sécheresses, des inondations, des incendies, des invasions de sauterelles, des coulées de boue, des épidémies… Sa mère l’a quittée quand elle était enfant et son père est devenu un vieil infirme toujours aussi odieux et violent en paroles – mais plus en gestes heureusement.

Bella Rossa ne supporte plus sa vie dans cette bourgade remplie d’abrutis et perdue, éloignée de toute civilisation ; les hommes deviennent tous fous furieux et injurieux dès qu’ils la croisent à cause de sa beauté flamboyante et – surtout – de son opulente poitrine. Elle n’attend qu’une seule chose : partir.

La jeune femme profite de la guerre pour se carapater avec sa cariole fraichement fabriquée et tout un stock de casseroles et chandeliers amassé au fil du temps, au fil de ses déboires. Sous le soleil implacable des plaines, Bella Rossa compte colporter sa marchandise de patelin en patelin, de ville en ville, peut-être jusqu’à l’océan. Elle espère retrouver ainsi la trace de sa mère. Sauf que la pire des calamités lui tombe dessus… L’amour.

Bella Rossa est une héroïne au tempérament de feu – une femme forte et fougueuse, qui ne se laisse jamais abattre et qui a plus d’un tour dans son sac. Les personnages secondaires sont tout aussi savoureux ; l’amoureux manchot, le père alcoolique et irrascible… Anne-Laure Bondoux nous offre un trio de personnages si attachants. Quelle pépite que ce roman piquant ! Une lecture féministe qui s’est révélée drôle, émouvante et surtout terriblement juste ❤️ Un bonheur de lecture par les temps qui courent.

Alexandra Koszelyk – L’Archiviste ***

Aux Forges de Vulcain – 2022 – 272 pages

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Dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine, les œuvres d’art et la mémoire culturelle du passé ont été mises à l’abri des bombes et du chaos, dans les sous-sols de la bibliothèque… Une jeune femme, archiviste, est chargée de veiller sur elles. Elle semble être la dernière encore en vie pour les protéger. Chaque nuit, ne trouvant le sommeil, K se réfugie auprès de ces œuvres et se plonge dans la lecture de manuscrits.

Une nuit, l’archiviste reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes, ses chansons… Son patrimoine culturel. L’homme au chapeau lui demande de falsifier les œuvres. Si elle refuse, il s’en prendra à sa sœur Mila, retenue captive, ou encore à sa mère, mourante.

Nuit après nuit, K s’attelle donc à cette tache de falsification créatrice. Heureusement, des ombres semblent veiller sur elle. De curieuses scènes surgissent devant ses yeux, tout droit venues du passé – de troublants voyages à travers les époques et les arts. A la fin de chacune des visions, un objet lui reste entre les mains – une fleur, une partition… Un passé qui n’est pas prêt à disparaître.

K se sent profondément coupable de devoir ainsi falsifier ces œuvres qui représentent son pays ; mais elle va parvenir à se jouer de l’envahisseur et à glisser des messages cachés dans chacune des œuvres falsifiées. Au fil de ses re-créations, ses propres souvenirs émergent – petite et grande histoire s’entremêlent.

J’ai été déroutée au début par ce côté surnaturel auquel je ne m’attendais absolument pas. Et puis finalement, j’ai trouvé ce procédé très beau et subtile. Ce roman est un magnifique chant d’amour à la culture ukrainienne, à la littérature, aux arts, tout simplement. Un roman qui m’a surprise et conquise.

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« La joie et le jeu colonisaient les œuvres depuis des lustres, les artistes étaient ces êtres qui déjouaient les exigences de leurs commanditaires, trouvant toujours assez de liberté entre les mailles des contraintes pour leur faire un pied de nez sans qu’ils le sachent. »

« Les textes sont ces tissus que les êtres portent, même quand ils sont nus. »

Maria Primatchenko

Blandine Le Callet – La ballade de Lila K ****

Le Livre de Poche – 2012 – 354 pages

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Lila, la narratrice, l’héroïne de ce roman éponyme intriguant, nous raconte son histoire. Alors qu’elle est une enfant, des hommes en noir surgissent chez elle et enlèvent sa mère. Lila est conduite dans un Centre – une curieuse pension, une prison, un asile ? Elle y est prise en charge, soignée, opérée, nourrie de force. Lila est une enfant de 6 ans qui semble souffrir de plusieurs séquelles… Elle ne supporte aucune nourriture, la lumière l’aveugle, tout contact tactile la débecte. Elle a en horreur les autres et notamment les autres enfants. « Surdouée, asociale, polytraumatisée. » Elle grandit avec une seule et unique obsession : retrouver sa mère, dont le souvenir s’est estompé.

Le roman de Blandine Le Callet m’a complètement envoûtée, absorbée. Si je n’avais pas été aussi fatiguée, j’aurais pu le finir en une nuit, tellement j’étais avide d’en connaître la suite chaque soir. L’autrice nous plonge dans une société du futur, dans les années 2100 ; une société où les livres sont devenus toxiques – c’est ce que la mystérieuse Commission prétend, en tous cas – la chirurgie esthétique obligatoire, les grossesses contrôlées et les caméras omniprésentes. On peut tomber sur des chimères et des chats qui passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…

Si l’univers romanesque est habilement construit, c’est l’héroïne qui m’a surtout fascinée. Son intelligence supérieure, son culot et sa détermination. Les personnages secondaires ne sont pas en reste : Monsieur Kauffmann, personnage excentrique qui marquera Lila à tout jamais ; Fernand et sa fidélité à toute épreuve, Milo et le halo de mystère qui l’entoure.

La Ballade de Lila K est un roman d’apprentissage et de science-fiction addictif et puissant qui résonne avec justesse dans notre actuelle société ; c’est également un magnifique message sur la résilience. Lila va demeurer un moment dans mon esprit.

Antoine Wauters – Mahmoud ou la montée des eaux ***

« Je suis de l’autre côté. Dans le monde du souvenir. »

Syrie. Mahmoud est un vieil homme à présent. Il a pris l’habitude de sortir seul et de naviguer sur sa barque en bois de pin, sur le lac artificiel el-Assad qui a englouti sa ville natale il y a de cela plusieurs années, en 1973. Lorsqu’il plonge, il se retrouve à palmer et nager au-dessus des ruelles de son passé, il survole sa mémoire. Il rame au-dessus de ses souvenirs – sa maison d’enfance, ses parents, l’enfant qu’il a été, son premier amour.

« Chaque jour je nage jusqu’à me revoir enfant. »

La guerre gronde. Le sang coule. Et le vieil homme égrène ses souvenirs au fil de ses escapades sous-marines. Sa femme Sarah, éprise de poésie russe. Son séjour en prison. Sa première femme, Leila. Ses enfants. Ses poèmes.

Un roman-poème qui se déroule, vers après vers, mélancolique, où l’écriture, à l’image de la nage, ravive la douleur tout en apaisant le cœur. Un texte hanté par l’absence qui ne se laisse pas qualifier aisément : poésie ? théâtre ? Une certaine mise en scène poétique, pleine de grâce. C’est la voix d’un homme au seuil de la fin de sa vie, un poète, qui parle de la perte d’êtres chers, de la guerre qui ravit tout.

Sandrine Collette – On était des loups ****

JC Lattès – juillet 2022 – 208 pages

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Cela fait plusieurs année que Liam a fait le choix de vivre seul, au fond des bois. À plusieurs dizaines de kilomètres de la ville. Pas le moindre voisin aux alentours. La nature, les loups, et rien d’autre. Ava, sa compagne, l’a suivi et vit avec lui. Ils ont un garçon de cinq ans, Aru.

Un soir, en rentrant d’une journée de chasse dans la forêt, Liam découvre le corps sans vie d’Ava ; vraisemblablement attaquée par un ours. Sous elle est blotti Aru, bien vivant.

Liam décide alors de se séparer de son enfant ; il décide que la vie sauvage n’est pas faite pour lui, c’est trop dangereux. Père et fils se mettent en route, à travers la forêt, en direction de la ville… Liam a prévu de déposer Aru chez de la famille éloignée. Mais rien ne va se passer comme prévu.

On était des loups est un roman âpre, qui nous plonge dans les méandres des pensées d’un homme qui a tout quitté pour les forêts, le silence, la nature ; un homme qui ne peut se résoudre à la mort de sa femme. Qui ne peut se résoudre à être père, seul. Un homme qui a souffert enfant. Qui ne sait pas ce que c’est qu’être tendre avec un enfant. Qui n’a jamais connu ça. Un homme, enfin, empli de désespoir et de fureur.

Un roman terrible sur la nature humaine avec en toile de fond les montagnes, les forêts qui peuvent se révéler tout à la fois hostiles et enivrantes. La langue est rustre, brutale, spontanée, ce sont les mots de cet homme, sans filtre ; certains passages sont de la poésie brute – comme celui sur la peau du monde, somptueux et féroce ! Il y a tellement de rage dans le cœur de cet homme, la douleur de la perte est telle qu’il va se retrouver aux frontières de la folie. Le chemin à parcourir se révélera être en lui tout autant qu’à travers la nature… Le chemin pour devenir un père pour Aru et pour accepter la vie sans Ava.

Le roman de Sandrine Collette m’a bouleversée. C’est un récit violemment poétique, acéré – entre rage et humanité. Une lecture immersive et prenante, dont on ne sort pas indemne.