Virginie DeChamplain – Les Falaises ****

Harper Collins – 2022 – 208 pages

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V. vient d’apprendre que sa mère est morte – son corps sans vie a été rejeté par le fleuve Saint-Laurent, sur une plage de la Gaspésie. Elle prend la décision de vider la maison familiale seule, de se confronter aux souvenirs. Elle descend un matelas au milieu du salon aux immenses fenêtres ouvertes à tous les vents et se fabrique un îlot – avec pour seule compagnie les cahiers de sa grand-mère qu’elle vient de découvrir et qu’elle s’apprête à lire – comme une naufragée. La jeune femme se coupe du monde et vide la maison de la présence de sa mère. Ses seules échappées se font au bar du coin, où elle rencontre une femme aux cheveux flamboyants.

L’écriture est à la fois déroutante et captivante – la poésie qui s’en dégage m’a totalement conquise, dès les premiers mots. C’est une écriture volcanique qui bouleverse le langage comme ce « sourire d’année-lumière » ; les mots comme des roches brutes qui, con-frontées les unes aux autres, font des étincelles. « Nous deux devant la maison de notre mère. Sa maison qui grince bleu et blanc même quand y vente pas. Sa maison qui craque jusque dans le ventre. »

Des fragments de poèmes ponctuent le texte, en italique – la voix de la mère. Des fragments des cahiers manuscrits de sa grand-mère. Et la voix de V. : 3 voix qui se superposent, se croisent et s’entremêlent – faisant jaillir le passé familial. De 1968, la naissance de sa mère à 1992, la naissance de V., quelques mois après la mort de sa grand-mère – Qu’elle n’a donc jamais connue. « Ma grand-mère ma mère moi. Trois lignes infinies sur un plan cartésien, qui essaient de se toucher sans arriver à se trouver. »

J’ai aimé l’entremêlement de ces trois destinées féminines, j’ai aimé voyager de la Gaspésie aux plages de sable noir et aux falaises d’Islande, à Vík – me sont revenus en mémoire mes propres souvenirs de ce fabuleux pays : déchaînement des éléments, rugosité de la terre, vertigineuses falaises, volcans endormis : sous la plume de Virginie DeChamplain, c’est une Islande peuplée de fantômes. Vous l’aurez compris, Les Falaises est un roman qui m’a ravie.

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Ian Manook – Heimaey ***

Le Livre de Poche – 2019 – 576 pages

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Pour renouer avec elle, Soulniz propose à sa fille Beckie de lui faire découvrir l’Islande et ses merveilles, 40 ans après l’avoir lui-même découverte. Beckie a dix-huit ans et depuis la mort de sa mère, elle s’éloigne de son père. Soulniz a l’impression de la perdre ; il est donc prêt à tout pour sauver leur relation.

Mais les retrouvailles se trouvent vite ternies par l’atmosphère de leur voyage … Ces mots anonymes déposés sur leur pare-brise. Cet homme étrange qui semble être toujours au mêmes endroits qu’eux. Cette voiture qui semble les suivre.

Heimaey est un polar prodigieusement dépaysant qui se dévore ! Suspense et immersion islandaise sont au rendez-vous. Le contraste entre la splendeur de l’Islande – sa nature à couper le souffle – et l’horreur de l’intrigue est saisissant. Un thriller talentueux et très addictif porté par une belle écriture terriblement efficace.

Jón Kalman Stefánsson – D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds ***

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Folio – 2017 – 480 pages

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Ari est un éditeur exilé au Danemark depuis deux ans, sans que l’on sache vraiment ce qui l’a fait fuir. Etouffant au coeur des montagnes islandaises, il abandonne du jour au lendemain sa femme et ses enfants. Un matin, il reçoit un message de son père mourant et se trouve contraint de revenir à Keflavík, cette terre où « nulle part ailleurs en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort. »

Les souvenirs d’Ari resurgissent en même temps qu’il entame son retour sur son île natale. Son enfance dans les années 70, le spectre de sa mère, dont on ne sait pas grand chose si ce n’est qu’Ari n’a jamais guéri de son absence.

Le récit de Jón Kalman Stefánsson, entre réalité brute et onirisme, nous transporte dans le passé de cet homme un peu torturé mais aussi dans celui de son grand-père Oddur, un marin intrépide, qui tomba fou amoureux de Margrét, à la beauté renversante.

Poésie et mélancolie entament leur lent ballet. Les lieux sont gorgés de souvenirs et d’insolite – à l’image de ce bar appelé Janvier 1976 – et les personnages lisent trop de poésie et veulent habiter sur la lune.

Aucune linéarité, passé et présent s’entremêlent, se superposent. On saute d’un personnage à l’autre – les digressions sont trop nombreuses, au point que parfois je dois relire certaines pages et me retrouve noyée par tant d’histoires superposéesLe narrateur s’éparpille trop ; d’ailleurs qui est-il ? est-ce un fantôme, un souvenir, une âme du passé ? Ou un double d’Ari, son ombre plutôt ?

J’ai eu beau être agacée par ces digressions incroyables, ce roman demeure magnifique avec de nombreux passages que j’ai eu envie de recopier… Stefánsson a une façon tellement unique de parler de l’amour, de la beauté et de la folie humaine… Sous sa plume, l’Islande et ses fjords, ses montagnes et ses glaciers se déploient, prennent vie. On a l’impression d’y être.

« Ce qui nous empêche de nous désagréger, de tomber en morceaux, de nous transformer en malheur, en plaie suintante ou en pure cruauté, c’est la poésie, la musique : l’art. À la fois excuse et justification de notre existence, à la fois provocation, accusation et cri, en dépit des paradoxes irréconciliables qui habitent chaque être humain, l’art est ce qui nous permet de vivre sans sombrer dans la folie, sans exploser, sans nous transformer en blessure, en malheur, en fusil. Il est ce qui permet malgré tout à l’homme de se pardonner les imperfections de sa condition humaine. »

Jón Kalman Stefánsson – Lumière d’été, puis vient la nuit ***

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Grasset – 26 août 2020 – 320 pages

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Un petit village islandais situé dans les fjords de l’Ouest où il n’y a ni église, ni cimetière ; peuplé en grande partie d’octogénaires et de centenaires, où tout le monde se connaît. À travers huit chapitres comme autant de chroniques de la campagne islandaise, Jón Kaman Stefansson met en scène des hommes et des femmes au destin d’une banalité extraordinaire.

Comme cet homme qui se met à rêver en latin ; directeur de l’Atelier de tricot, il part un matin pour la capitale en laissant sa femme et en revient métamorphosé, « plus proche du ciel que de la terre. » – parlant couramment le latin, avec des yeux neufs, une passion pour l’observation du ciel et les vieux grimoires.

Comme Jonás l’orphelin qui rédige un manuscrit sur les oiseaux.

Comme Sólrún et son chignon de cheveux roux.

Comme cette mère de famille qui décide de se prendre en main et de faire du sport… occasionnant une rencontre inattendue.

Et puis, il y a cet Entrepôt construit sur des ruines au sombre passé et qui abrite des ténèbres peuplées de fantômes.

Des hommes abandonnés, qui abandonnent la vie, les autres, leur famille, leur passé. Les ténèbres, la vie, la mort, la jalousie, le désir, la trahison.

La voix narrative appartient sans doute à un villageois, on ne saura jamais qui. Une voix universelle, omnisciente qui résonne à travers une chronologie éclatée. Une foule de personnages prend vie sous nos yeux ; je m’y suis parfois perdue. Mais ces personnages désespérément humains, hantés par leurs fantômes, m’ont touchée

Quel talent de conteur… J’aime l’écriture à la fois mélancolique et cocasse de Jòn Kalman Stefansson qui nous livre des fragments de vie ; ces vies qui oscillent entre perte et chagrin, lumière et ombres.

Audur Ava Ólafsdóttir – Miss Islande ***

LeVieuxJardinAW+

Zulma – 2019 – 261 pages

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Hekla doit son prénom à son père, fasciné par les volcans depuis toujours. Alors qu’elle n’a que quatre ans, le volcan dont elle porte le prénom entre en éruption et son père l’embarque pour le voir d’un peu plus près… L’enfant reviendra de cette excursion métamorphosée, prenant l’habitude de disparaître pour aller contempler le ciel, les nuages, les étoiles.

En 1963, Hekla a 21 ans lorsqu’elle quitte la ferme de ses parents dans les Dalir et débarque à Rekjavik. A peine arrivée, on lui propose déjà de participer à Miss Islande… De façon agaçante, tout le monde ne semble voir en elle qu’une future reine de beauté – Miss Islande doit savoir coudre, cuisiner comme un cordon bleu, être impeccable. Mais Hekla n’est venue dans la capitale que pour une seule chose : accomplir son destin et devenir écrivaine.

Elle retrouve son amie d’enfance Ísey si bavarde, qui accumule les mots comme des trésors et se cache pour les inscrire dans son journal, fabrique des histoires sur tout et rien – comme pour oublier qu’elle a 22 ans et déjà 2 enfants et qu’elle ne bougera jamais. Elle retrouve aussi Jón John, son premier amant et meilleur ami, qui rêve de devenir costumier au Théâtre National, et se cache pour aimer des hommes.

Les années 60 à Rekjavik ne sont pas idylliques… Les homosexuels sont presque des criminels, le patriarcat est écrasant et le sexisme omniprésent.

Quel plaisir de retrouver la plume rafraîchissante de l’autrice de Rosa Candida. Audur Ava Ólafsdóttir possède une écriture insolite empreinte d’une douce malice – un humour discret mais efficace – et nous offre un roman féministe sur la création, l’écriture, la liberté« Arrange toi pour qu’arrive ce qui n’arrive pas. Fais que les mots deviennent chair. »

C’est poétique et profondément mélancolique. Avec des personnages qui rêvent, beaucoup. C’est aussi un touchant portrait de femme qui se dessine sous nos yeux – Hekla et son tempérament farouche, fougueux, qui devra choisir entre l’amour et la création. J’ai tout aimé de ce roman islandais, sauf la fin qui m’a laissé le coeur pincé et surpris.

Et vous, qu’en avez-vous pensé ?

Auður Ava Ólafsdóttir – Le Rouge vif de la rhubarbe ****

LaSolutionEsquimauAW

Éditeur : Zulma – Date de parution : août 2016 – 160 pages

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Ágústína n’est pas une adolescente comme les autres. Elle s’attache aux petits détails que tout le monde oublie et au contraire, elle oublie tout ce qui est important. Quand arrivent les beaux jours, malgré ses béquilles, elle aime marcher et se poser sur la plage de sable noir, à la marée montante, à l’écart des autres et du monde. Elle aime y méditer et s’adresser à Dieu. Elle aime aussi passer des heures allongée dans son carré de rhubarbes, à flanc de montagne.

Au printemps prochain, l’adolescente souhaite escalader la Montagne. La légende familiale raconte que c’est là qu’elle aurait été conçue. Sa mère l’a quittée juste après sa naissance afin de poursuivre ses travaux de recherche à l’étranger, alors c’est Nina qui s’occupe d’elle. Les seuls contacts entre la mère et la fille se font alors par voie épistolaire. Ágústína lui envoie ainsi ses montagnes de mots ; tous ces mots qui s’accumulent en elle et qu’elle couche sur le papier. Sa mère, quant à elle, lui raconte son quotidien dans tous les pays qu’elle visite. Le récit alterne le quotidien de la jeune fille et les lettres de sa mère, qui tiennent parfois en quelques mots.

L’auteure islandaise, que j’ai découverte avec son roman Rosa Candida – un vrai coup de cœur -, nous dévoile ici un récit tout en pudeur, simplicité et poésie, où la nature se retrouve convoquée à chaque page, de sorte qu’il s’en dégage une mélodie apaisante.

Une année islandaise passe, l’hiver et sa nuit éternelle, le printemps et sa clarté nocturne.
L’auteure nous fait le récit de ces petites vies ordinaires, mais avec tellement de poésie et de douceur que ce roman en devient juste sublime. Ne passez surtout pas à côté de cette pépite !   ❤