Charlotte Erlih & Julien Dufresne-Lamy – Darling #Automne ***

Actes Sud junior – 2020 – 368 pages

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May et Néo sont jumeaux, mais tout les oppose. Néo, geek boutonneux, matheux et à l’embonpoint prononcé, se fout des apparences. May passe des heures à se pomponner, choisir avec soin ses tenues et son maquillage, tout comme ses fréquentations. Quand l’adolescente est élue fille la plus populaire du bahut, le fossé entre le frère et la sœur ne fait que s’accentuer.

Depuis quelques temps, May reçoit sur Instagram des messages d’un certain Y… Un Y qui a besoin de changer d’identité pour avoir le courage d’écrire à May, dont il semble fou amoureux. Fou, jusqu’à quel point ?

Un roman choral où retentissent à tour de rôles les voix des jumeaux, ainsi que celle de Y. Le temps d’une saison – l’automne. Une narration ponctuée par les mystérieux messages de Y.

Très vite, la lecture de ce roman devient addictive. Charlotte Erlih et Julien Dufresne-Lamy nous offrent une vertigineuse plongée dans l’univers adolescent ; où les réseaux sociaux sont les lieux de tous les possibles, de toutes les démesures. Où le harcèlement, les moqueries et rumeurs gagnent en ampleur et densité. Entre émotion et suspense, on dévore ce premier tome qui questionne l’identité adolescente avec acuité et intelligence.

Jesmyn Ward – Le Chant des revenants ***

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Belfond – 2019 – 272 pages

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En plein coeur du Mississippi, Jojo a treize ans et c’est déjà un vrai petit homme ; il a grandi trop vite. Sa mère, ça fait un moment qu’il l’appelle par son prénom, Léonie. Léonie qui fuit la réalité trop sombre dans le crack. Léonie qui n’est jamais là. Léonie est une femme fragile qui demeure poursuivie par le fantôme de son frère, Given – « le fils arrivé trop tard et parti trop tôt ». Son père, Michael, purge une peine de prison – cela fait des années qu’il ne l’a pas vu.

Avec Kayla, sa petite sœur de trois ans dont il s’occupe à la façon d’un père/une mère plus que d’un frère, ils vivent chez Papy et Mamie, les parents de Léonie. Mamie a un cancer, elle ne quitte plus son lit depuis des mois. Quant à Papy, son coeur abrite un bien triste secret. Bribe par bribe, il va le révéler à Jojo, lui chargeant les épaules de ce sombre fardeau.

Ce qu’il faut savoir, c’est que Jojo et Kayla sont nés de l’amour d’un Blanc et d’une Noire. Chose que la famille de Michael n’a jamais digéré. Voilà pourquoi l’autre grand-père de Jojo, Big Joseph, n’a jamais voulu entendre parler d’eux.

Le jour où Léonie apprend que Michael sort de prison, elle décide de prendre la route avec Jojo, Kayla et sa meilleure amie ; direction le pénitencier d’état, où les attendent aussi le fantôme d’un prisonnier, un adolescent noir qui a une bien sombre histoire à leur révéler ; une histoire d’héritage, de violence, de paternité et de filiation.

Le Chant des revenants est un beau roman choral où les fantômes du passé sont bien décidés à hanter les vivants, et où l’ombre de Parchman plane sur les esprits. La langue de Jesmyn Ward se déploie au fil des pages à la façon d’une lente mélopée, dans laquelle les voix des vivants et des morts s’entremêlent pour survivre.

En lecture commune avec Ennalit qui l’a lu en VO.

 

Shida Bazyar – Les nuits sont calmes à Téhéran ***

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Éditeur : Slatkine & Cie – Date de parution : 25 janvier 2018 – 246 pages

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Sorhab, Peyman et Behsad. Amis d’enfance engagés dans la révolte. Nous sommes en 1979, le Shah n’est plus au pouvoir, la révolution tant attendue a eu lieu. L’espoir anime les foules, les gens sortent dans la rue. Khomeiny, érigé en guide spirituel de la révolution islamique, devient plus imposant, ses photos envahissent les murs. Les rassemblements se déroulent à nouveau dans la clandestinité. Behsad est très impliqué dans la révolution, il s’engage dans un mouvement armé, se coupe de sa famille. Puis refait surface. Il m’a fait penser au mari de Massoumeh, l’héroïne du Voile de Téhéran. Face au destin de son pays, Behsad n’aura d’autre choix que de finir par fuir, avec sa femme et ses enfants.

Les nuits sont calmes à Téhéran est un beau roman choral qui traverse les années en donnant voix aux cinq membres d’une même famille. Behsad – Nahib – Laleh – Mo – Tara. L’histoire iranienne et son évolution se dessinent à travers les pensées et le regard de ces cinq personnages.

Un roman humain et porteur d’espoir, qui explore les liens familiaux dans l’exil et la fuite, l’attachement aux racines. Une lecture que j’ai aimée, aux personnages touchants et qui m’a captivée par son contexte historique, mais dont j’attendais peut-être un tout petit peu plus, au niveau émotionnel, pour en faire un coup de coeur.

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« Qu’est ce que ca fait d’avoir des parents qui sont soudain délivrés de leur attente ? Des parents qui ont gagné une fois dans leur vie ? »

Catherine Mavrikakis – Les derniers jours de Smokey Nelson ***

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Éditeur : 10-18 – Date de parution :  2014 – 330 pages

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Dans ce roman choral, trois voix retentissent à tour de rôle et tournent autour de l’annonce de l’exécution de Smokey Nelson au pénitencier de Charlestown – cet homme a commis le meurtre d’une famille dans un motel, en 1989 à Atlanta. Près de vingt ans plus tard, à quelques mois de l’élection de Barack Obama, chacun fait ses comptes et le passé émerge avec violence dans les esprits.

Nous entendons la voix singulière de Sydney Blanchard, l’homme qui a d’abord été accusé à sa place. Obsédé par Jimi Hendrix, il n’a que sa chienne Betsy à qui parler et confier tout ce qu’il a sur le cœur ; ayant le même âge que Nelson, sa mise à mort le décide à prendre un nouveau départ, à faire enfin quelque chose de sa vie.

La voix d’une femme de chambre, Pearl Watanabe, originaire de Honolulu et qui a parlé à Smokey Nelson quelques minutes après les meurtres et qui découvre la scène de crime. Ils ont fumé ensemble une cigarette sur le parking du motel ; l’air de rien, elle est tombée sous son charme…

Et la voix divine qu’entend le père de la jeune femme assassinée, Ray Ryan. On découvre un fervent catholique, extrémiste dans sa croyance et épris de vengeance.

Le spectre de l’ouragan Katrina plane encore sur la Nouvelle-Orléans et dans les esprits de chacun. Ce sont les voix des pauvres que nous entendons, des laissés pour compte. Tous sont traumatisés par les meurtres de 1989.

A travers ce roman choral intense, Catherine Mavrikakis brosse le portrait sans concessions d’une Amérique en prise avec ses démons les plus sombres… Extrémisme religieux et haine raciale entament une sombre valse. La maîtrise de la narration m’a fascinée ; avec virtuosité, la romancière nous fait pénétrer dans la peau et les pensées de ces trois personnages, terriblement bien incarnés.

Un roman tragique, à l’écriture tantôt amère, tantôt ironique, qui m’a parfois fait penser à l’univers de Joyce Maynard. Ce qui m’a frappée c’est cette absence de sens. Aucune raison n’est donnée aux meurtres, pas la moindre explication… Glaçant.

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« Pearl n’était jamais revenue de ce matin magnifique de l’automne 1989. Elle n’était jamais sortie de la chambre 55 du motel Fairbanks dans laquelle elle avait découvert les corps morts, mutilés. »

« J’aurais pu être Smokey Nelson ou Mark Essex, mais je suis que Sydney Blanchard et, ce soir, je rentre chez moi alors qu’un gars de mon âge se fait exécuter à Atlanta… C’est tout… Fin de l’histoire… »

« La vie n’avait décidément pas grand sens. On peut tenter de la baliser par des mots qui donnent une certaine prise, mais quand ceux-ci nous découvrent leur face bien ridicule, tout fout le camp, s’effiloche et il ne reste du tragique de l’existence qu’un immense éclat de rire. »

Joyce Maynard – Prête à tout ***

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Éditeur : 10-18 – Date de parution : mai 2016 – 403 pages

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La vie de Suzanne Stone est parfaite : elle n’a jamais touché à la drogue, a réussi ses études haut la main, fait un mariage heureux. Elle vit dans un bel appartement avec son mari Larry qui la vénère et l’aime comme un fou. Après leur lune de miel aux Bahamas, elle décroche un contrat de secrétaire sur une petite chaîne de télévision locale ; cela lui permet de mettre un pied dans le métier… Très vite, Suzanne en veut plus et devenir célèbre coûte que coûte ; elle obtient la présentation de la météo, mais cela ne lui suffit pas. Alors elle décide de faire ce reportage sur les adolescents, afin de les interviewer sur certains sujets comme la drogue, l’alcool, le sexe, et donner un aperçu de la jeunesse actuelle. Seulement trois adolescents s’inscrivent à ce projet : Jimmy, Russell et Lydia, des jeunes en mal de repères. Un soir qu’elle rentre d’une entretien d’embauche, Suzanne découvre son mari assassiné dans leur salon saccagé.

Pour composer son roman, Joyce Maynard s’est inspirée d’un fait divers, qui s’est déroulé au début des années 90. Le roman est habilement construit sous la forme d’une alternance des points de vue et des témoignages de l’entourage de Suzanne et Larry, et de toutes les personnes qui les ont connus, croisés : Carol et Earl Stone, les parents qui pensent que leur fille est l’innocence incarnée, Jimmy, Russel et Lydia, les adolescent qui font l’objet du reportage de Suzanne, leurs amis, voisins…

Chaque personne qui prend la parole a un regard subjectif sur les événements et semble donc donner une version des faits différente à chaque fois. Qui dit la vérité ? Qui croire ?  Suzanne, cette femme qui semble avoir de multiples facettes : enfant chérie, innocente et travailleuse, obsédée par l’ambition… Cette femme qui obtient tout ce qu’elle désire et qui n’a pas l’habitude que les hommes lui disent non. Ou Jimmy, cet adolescent un peu paumé, issu d’un milieu pauvre, élevé sans père.

Au fil des différentes voix et témoignages qui émergent, on découvre une Suzanne différente, son image se modifie. On doute. On se questionne. On tourne les pages du plus en plus vite.

Ce roman choral est tout simplement machiavélique ! Joyce Maynard a énormément de talent, et elle m’a parfois fait penser à Joyce Carol Oates. Elle possède une grande maîtrise de la narration et de nombreux thèmes sont brillamment abordés : comme la fidélité, l’amour, l’obsession sexuelle, l’ambition obsessionnelle, la violence… La romancière met en lumière cette obsession de l’image à une époque où les réseaux sociaux, la télé-réalité et Internet n’existaient pas encore… Ce personnage de femme obsédée par la célébrité et le désir de passer à la télévision est incroyable, il exerce sur nous de la fascination et de la répulsion.

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« Tant que vous êtes à la télé, il y a toujours quelqu’un qui vous regarde. Si les gens pouvaient passer à la télé tout le temps, nul doute que la race humaine dans son ensemble s’en porterait beaucoup mieux. Cela pose un problème : si tout le monde passait à la télé, il n’y aurait plus personne pour la regarder. »

Alecia McKenzie – Trésor ***

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Éditeur : Envolume – Date de parution : mai 2016 – 182 pages

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Dulcinea Gertrude Evers, jeune peintre d’origine jamaïcaine dont le succès est fulgurant à New York, vient de mourir. Au lendemain de ses funérailles, c’est Cheryl, sa meilleure amie, qui se charge de rapporter une partie de ses cendres aux Etats-Unis.

Entre Kingston et New York, les personnes qui ont connu Dulci vont prendre la parole à tour de rôle pour dresser le portrait de cette jeune femme… A travers le regard de chacun – la meilleure amie, le père, l’amant, la femme de l’amant, le mari… – nous découvrons l’enfant à la peau de miel et au caractère bien trempé, l’adolescente effrontée, butée, la femme déterminée

« Comme elle oubliait souvent le nom des gens, ta mère appelait tout le monde trésor, toi y compris, mais elle ne le disait pas sur le même ton lorsqu’elle s’adressait à sa « seule et unique » fille. »

Les pages défilent à toute allure, j’ai littéralement dévoré ce petit roman choral au charme fou. Les personnages, brossant le portrait de Dulci, se dévoilent un à un ; j’ai aimé leurs traits de caractères, propres à chacun, les rendant tous attachants.

Je crois qu’au delà de Dulcinea, c’est le destin et le récit empreint de nostalgie de tante Mavis qui m’a le plus touchée… On a l’impression de voyager dans le temps et l’espace. La Jamaïque se déploie sous nos yeux, charriant son lot de superstitions et d’esprits ; un pays sublime où les ouragans rythment la mémoire.

L’auteur a un talent fou, son écriture est incroyablement vivante et colorée. Je me suis retrouvée en immersion totale, sentant presque le goût des mangues et du rhum, et le soleil qui brûle la peau.

L’objet livre en lui-même m’a séduite : une couverture douce et légèrement scintillante ; il s’en échappe tout de suite un parfum d’été.

C’est avec regrets que j’ai quitté ces personnages hauts en couleur que j’aurais souhaité connaître un peu plus.

Mille mercis aux éditions Envolume de m’avoir permis de découvrir cette pépite aux accents exotiques !

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« En emménageant dans cette maison, nous avions également hérité d’un cotonnier dans un coin du jardin. Il donnait de petits nuages de coton, blancs et irréguliers, que nous ramassions de temps en temps. Ma mère nous avait dit de ne jamais jouer près de l’arbre après le coucher du soleil. Comme tous les gens de notre quartier, elle pensait que les esprits vivaient sous les cotonniers pendant la nuit. »

« Il doit y avoir une pointe de nostalgie dans cette toile-ci, quelque chose qui rappelle ces journées où la télévision n’existait pas, quand les gens lisaient l’unique journal de l’île et écoutaient l’une des deux stations radio. (…) Dessine un grand terrain autour de chaque maison, et peins les nuances de vert des pawpaw, des mangues, des corossols, des fruits à pain – et le violet des pommes de lait. »

Russell Banks – De beaux lendemains ***

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Éditeur : Babel Actes Sud – Date de parution : 1997 – 327 pages

4ème de couverture : « L’existence d’une bourgade au nord de l’état de New York a été bouleversée par l’accident d’un bus de ramassage scolaire, dans lequel ont péri de nombreux enfants du lieu.
Les réactions de la petite communauté sont rapportées par les récits de quatre acteurs principaux. Il y a d’abord Dolorès Driscoll, la conductrice du bus scolaire accidenté, femme solide et généreuse, sûre de ses compétences et de sa prudence, choquée par cette catastrophe qui ne pouvait pas lui arriver, à elle. Vient Billy Ansel, le père inconsolable de deux des enfants morts. Ensuite, Mitchell Stephens, un avocat new-yorkais qui se venge des douleurs de la vie en poursuivant avec une hargne passionnée les éventuels responsables de l’accident. Et enfin Nicole Burnell, la plus jolie (et la plus gentille) fille de la bourgade, adolescente promise à tous les succès, qui a perdu l’usage de ses jambes et découvre ses parents grâce à une lucidité chèrement payée.
Ces quatre voix font connaître les habitants du village, leur douleur, et ressassent la question lancinante — qui est responsable ? — avec cette étonnante capacité qu’a Russell Banks de se mettre intimement dans la peau de ses personnages. »

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Sam Dent, petit patelin au nord de l’Etat de New York, traversé par les vents. La vie y est rude. Comme le dit l’avocat Mitchell Stephens, fraîchement débarqué de Manhattan, on se croirait presque en Alaska, en terre désolée, dépeuplée, montagneuse. Un terrible accident de bus scolaire survient par une matinée enneigée et coûte la vie à quatorze enfants. C’est la stupeur parmi les habitants. Ce récit fait entendre quatre voix : Dolorès Driscoll, la conductrice du bus ; Billy Ansel, le père de deux enfants morts dans l’accident ; Mitchell Stephens, l’avocat qui décide de prendre à bras le corps cette affaire en misant sur la colère des parents ; et Nicole Burnell, l’adolescente survivante, qui a perdu l’usage de ses jambes… Quatre points de vue sur cet accident : on y décèle les effets du drame, la conscience d’un avant, d’un après. Une rupture dans le quotidien… Et transparaît cette question lancinante : comment vivre après ça ?

C’est un très beau roman, le premier que je lis de Russell Banks. J’ai découvert une écriture ciselée, forte et vraiment très belle, qui donne corps aux mots et forme aux émotions. L’auteur parvient à nous faire plonger dans la conscience de ces quatre personnages différents, différemment touchés par ce drame, mais qui tous n’en ressortent pas indemnes. Même le personnage de l’avocat, a priori extérieur à l’accident, est touchant. Tous sont heurtés d’une façon ou d’une autre par l’accident, ils doivent faire face à la mort, la perte, le deuil, la solitude. Qui est responsable ? Le roman semble aussi hanté par cette question et par le désir de trouver un responsable à cet accident. Comme pour lui donner un sens.

L’écriture est telle qu’on se projette complètement dans l’histoire, et on se glisse dans la peau de chaque protagoniste qui prend la parole ; pour chacun d’eux j’ai ressenti une véritable empathie. Le récit est sombre, mais l’espoir ne semble pas en être absent de façon absolue.

Cela m’a donné envie de lire d’autres livres de l’auteur sous peu !!