Joseph Boyden – Dans le grand cercle du monde ***

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Le Livre de Poche – 2015 – 687 pages

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Joseph Boyden nous offre une immersion spectaculaire dans les grands espaces sauvages du Canada au XVIIème siècle. A cette époque, les Français commencent à s’installer dans la vallée du Saint-Laurent alors que  les Iroquois et les Hurons se livrent une guerre sans fin. L’arrivée des Blancs ne va faire qu’exacerber les tensions entre eux.

Au fil des pages, trois voix se font entendre : celle du Corbeau, un jeune jésuite français, envoyé par l’Église pour convertir ceux qu’il appelle les Sauvages. On le surnomme Corbeau à cause de son ample robe noire dont les Indiens se moquent. Celle d’Oiseau, un chef de guerre huron qui désire ardemment venger la mort de sa famille, assassinée par les Iroquois. Et celle de Chutes-de-Neige, une captive iroquoise dont les parents ont été assassinés sous ses yeux par les Hurons et qu’Oiseau a décidé d’adopter, comme compensation pour la mort des siens.

Ces trois êtres sont réunis par les circonstances, mais divisés par leur appartenance. Chacun mène une guerre ; le Corbeau souhaite à tout prix convertir les Indiens – il consigne ses observations dans son journal afin de faire connaître ce Nouveau Monde aux Européens ; Oiseau ne vit que pour venger sa famille assassinée et se méfie de ces Corbeaux qui débarquent sur leurs terres, les soupçonnant d’apporter les maladies qui déciment leurs peuples. Quant à la jeune Iroquoise, elle est au début comme un animal sauvage, hargneuse et hostile…  Elle finira cependant par se laisser apprivoiser et accepter sa nouvelle famille.

Le Grand cercle du monde est un sacré pavé pour lequel j’ai pris mon temps. Je me suis plongée dans cette fresque foisonnante et fascinante sur l’histoire des Indiens… Mais aussi tragique. En effet, c’est l’histoire du début de leur fin ; la fin d’une civilisation, la fin d’un monde.

Les voix se succèdent au fil des courts chapitres, à un rythme soutenu. L’écriture de Joseph Boyden, poétique et évocatrice, nous transporte, entre émotion et frissons – je demeure captivée par les descriptions de certaines scènes de combat et de cérémonies de tortures terrifiantes. Immersion garantie dans l’immensité sauvage du Canada au XVIIème siècle ; on suit l’évolution des relations entre Christophe Corbeau, Chutes-de-Neige et Oiseau sur plusieurs années, l’évolution de leur psychologie, de leur regard sur ce monde pétri de traditions et de valeurs anciennes qui est en phase d’être métamorphosé par l’arrivée massive des Français.

Le Grand cercle du monde est un roman chorale d’une beauté féroce, à découvrir absolument.

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« Oiseau émerge du champ, comme enfanté par le maïs. Il a le visage peint, la tête rasée d’un côté, les cheveux longs de l’autre, qui brillent dans l’éclat de la lumière. Il s’avance, le pas lent et assuré, vêtu de son seul pagne. Il est plus brun que jamais après son voyage estival sous un soleil ardent et, à la suite des semaines passées à pagayer et à porter les canots, il a acquis le physique d’un dieu romain. J’ai du mal à décrire cet être dans les lettres que j’envoie en France. Il est à la fois homme et animal sauvage. »

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Alessandro Baricco – Smith & Wesson ***

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Gallimard – 2018 – 160 pages

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Nous sommes en 1902, aux Etats-Unis. Tom Smith et Jerry Wesson se rencontrent aux pieds des chutes du Niagara, capitale mondiale du suicide. L’un passe son temps à rédiger des statistiques météorologiques, l’autre à repêcher les corps engloutis par les rapides. Il se rencontrent et finissent par faire la paire. Mais qu’est-ce qui les a réellement amené ici ? Qui est vraiment Smith, cet homme retenu et respectable, qui mesure ses propos quand Wesson peut se montrer grossier ?

Lorsque Rachel Green, jeune journaliste en détresse de vingt-trois ans, frappe à leur porte, c’est le début d’une drôle d’aventure… La jeune femme leur propose un projet complètement loufoque : plonger dans les chutes du Niagara et s’en sortir vivant. Ces trois personnages un peu -complètement – délurés vont réfléchir aux modalités leur permettant de descendre les chutes du Niagara dans un tonneau à bière…

Cette courte pièce de théâtre est tout à fait étonnante. A la fois tragique et hilarante, on ne cesse d’osciller entre le rire et l’émotion. Les répliques s’enchaînent à un rythme soutenu, à la façon d’une curieuse mélodie de plus en plus rapide, mêlant humour et justesse de ton. L’auteur joue sur l’opposition des caractères de Smith et Wesson – ce duo de comiques attachants dont la trajectoire heurte un jeune femme perdue. Une tragi-comédie qui m’a littéralement secouée.

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« Nous avons décidé que le 21 juin, jour du solstice d’été, le premier être humain de l’histoire des êtres humains se jettera dans les chutes du Niagara non pas pour mourir, mais pour vivre, une bonne fois pour toutes, et vivre vraiment. Ce sera une jeune fille de vingt-trois ans et, contre toute attente, elle ne mourra pas dans ce saut car messieurs Smith et Wesson, au lieu d’inventer d’infaillibles fusils à répétition, lui donneront les moyens de survivre aux cascades, défiant les lois de la nature et de la physique, pour triompher, avec l’aide de Dieu et un bol phénoménal. »

Joseph Kessel – Les amants du Tage ***

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Le Livre de Poche – 1971 – 159 pages

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Antoine est un homme peu avenant, misogyne sur les bords, peu sociable. Il faut dire qu’il a du mal à se remettre de la trahison d’Ann, son ex femme. De retour de la guerre en 1945, il la découvre avec un autre homme. Sans lui laisser le temps de réfléchir, sa main s’empare de son arme et l’abat sur le champ.

La justice l’épargne, il échappe à la prison. Il s’exile, voyage et travaille à droite à gauche ; il se retrouve à Lisbonne. Il se lie d’amitié avec un gamin de douze ans, José le Yankee et loge chez sa mère Maria, une femme tout en chair et bourrelets, tout en bonté aussi – quand elle rit, son corps fait des vagues. Un jour, il prend en taxi une femme mystérieuse aux yeux verts, Kathleen. Une jeune femme qui cherche à fuir ses démons et son troublant passé en débarquant à Lisbonne.

On va dire que c’est le premier roman que je lis de Kessel – j’ai dû lire Le Lion dans mon enfance, mais je n’en garde strictement aucun souvenir… Les amants du Tage m’attendait dans une boîte à livres et sa couverture vintage m’a tout de suite attirée.

Les amants du Tage, ce sont deux personnages torturés et hantés par leur passé qui vont vivre un amour qui s’annonce tragique dès les premières heures. C’est en écoutant du fado ensemble qu’ils tombent amoureux, sans tout de suite se l’avouer. La plainte du fado les révèlent l’un à l’autre, et met en lumière la solitude – et la détresse – qui couve en eux, et à laquelle ils tiennent tant.

J’ai plutôt tendance à fuir les histoires d’amour en littérature. Et pourtant, j’ai été saisie dès les premiers mots par l’écriture de Kessel, fluide et cinématographique. Ajoutez-y un soupçon de thriller psychologique. J’ai lu ce roman en une soirée, la gorge nouée par l’émotion.

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« Ici est la fin de l’Europe, dit Kathleen à mi-voix, le carrefour des océans. Ce balcon est celui du vieux monde. »

« Alors, elle sentit que sa seule chance de vivre était cet homme et que la chaleur, la force, la simplicité primitives de cet homme étaient pour elle les seules défenses, les seuls remparts contre la nuit, la brume, la solitude et les fantômes. »