Tanya Tagaq – Croc fendu **

Croc-fendu

Editions Bourgois – mars 2020 – 208 pages

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« Nous, les enfants du printemps, la ville est notre terrain de jeu. » Nunavut, fin des années 70. Un territoire isolé au nord du Canada. Le pays des Inuits. Une bande de gamins traîne dans les rues de la ville. « Notre meute humaine aux cheveux noirs. » Ils n’ont pas de limites, pas de couvre-feu. Sauf la narratrice. Ils savourent l’enfance, comme une sève magique. Ils sont aux portes de l’adolescence, ils le savent. Ils s’y préparent. 

Autour de la ville, il y a les lacs, la toundra. La vie animale dans laquelle ils aiment se perdre.

À l’adolescence, la narratrice est dans un collège où on lui interdit de parler sa langue maternelle, l’inuktitut. Très vite, il y a les soirées alcool, drogue, solvants, sexes. L’enfance s’évapore.

La jeune fille passe sa vie dans la nature, à côtoyer le monde animal et à s’y égarer de manière absolue. On perd lentement pied avec la réalité ; on ne sait plus où commence l’imaginaire, où prend fin la réalité.

Tout au long de cet ovni littéraire, on a l’impression d’être plongé dans un rêve psychédélique où l’amour se fait avec une aurore boréale, où on enlace des renards et des ours. Une plongée dans un immense trip hallucinatoire, où la réalité perd ses contours et devient poreuse.

Certains passages sont de vrais poèmes, pour exprimer l’abomination humaine, le viol. Tanya Tagaq se saisi du langage et joue avec, métamorphosant le monde sous nos yeux, effaçant peu à peu les frontières entre animalité et humanité, réel et imagination, naturel et surnaturel.

Croc fendu, en nous offrant le portrait d’une enfant qui devient adolescente puis femme, puis mère, nous délivre un récit qui m’a violemment déroutée mais émue ; la prose, parsemée ici et là de dessins en noir et blanc, est brute et poétique ; elle dit toute la violence de ce quotidien, son âpreté.

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Michael Cunninhgam – Les Heures ***

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Belfond – 1999 – 252 pages

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Les heures, ce sont celles d’une journée, d’une vie. Le temps d’une journée, trois lieux, trois femmes, trois histoires – différentes ?

Ces femmes s’appellent…

Clarissa, éditrice à New York dans les années 90. Son ami Richard, qui se meurt du sida, la surnomme Mrs Dalloway. Clarissa sort acheter des fleurs et pense à la réception qui l’attend ce soir,en l’honneur de son ami poète…

Virginia, écrivaine à Londres en 1923. La quarantaine, elle est contrainte de se reposer avec son mari dans la banlieue de Londres, à Richmond, où elle passe ses journées à écrire comme elle respire ; en oublierait même de se sustenter. Elle est plongée dans la création de son roman Mrs Dalloway.

Laura, mère au foyer à Los Angeles en 1949. Laura la lectrice ; qui s’attarde au lit pour tourner une page supplémentaire de son exemplaire de Mrs Dalloway. Qui est enceinte de son deuxième enfant et se sent comme prise au piège de cette vie. Elle voudrait passer ses journées à lire au lit.

Trois femmes et trois histoires intimement reliées entre elles dont nous ne sauront rien jusqu’à la dernière page… Un jeu de connexions intelligent et saisissant mais aussi un jeu sur la fiction et la réalité dont je me suis délectée. Le personnage – l’écrivaine – la lectrice.

Les Heures est un roman énigmatique et magnétique, dont l’écriture – tragique et ironique tout à la fois – m’a prise au piège et que je n’ai pu que dévorer jusqu’à la dernière page, savourant ces portraits féminins inoubliables. Une très belle lecture qui laissera son empreinte un moment en moi. Il ne me reste plus qu’à voir le film !

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« Mais restent toujours les heures, n’est-ce pas ? Une heure et puis une autre, et il faut passer celle-ci et puis, oh mon Dieu, en voilà une autre. »

Benedict Wells – La vérité sur le mensonge ***

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Slatkine & Cie – Août 2019 – 208 pages

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Conquise par La fin de la solitude, j’avais en revanche été déçue par Le dernier été, qui m’avait laissée un sentiment très mitigé.

Dans son nouvel opus, Benedict Wells nous livre dix récits assez différents les uns des autres, où l’étrange n’est jamais loin et la réalité souvent incertaine

J’ai été particulièrement marquée par Henry M., le héros tragique de la première nouvelle, La Promenade. Ce père de famille qui éprouve le besoin d’une randonnée en solitaire le jour de l’anniversaire de son fils David, qui souffre de migraine chroniques. Il ne tient pas compte des conseils de sa femme et décline la proposition de sa fille de l’accompagner. Au fur et à mesure de sa randonnée, l’étrange s’invite sournoisement dans la réalité : une brusque odeur de putréfaction, un chien menaçant qui apparaît, puis disparaît, une terrasse désertée. Comme si la réalité se mettait soudainement à déraper, à le trahir.

Et puis il y a Margo, cette jeune romancière en mal d’inspiration, qui passe l’hiver à travailler sur son roman, sans succès. Une nuit, elle est réveillée par le baiser d’un inconnu aux cheveux bouclés bleus

Et ces deux hommes qui se retrouvent enfermés à clé dans une salle sans savoir pourquoi et qui survivent grâce à des parties de ping-pong.

Et ce gardien de nuit qui passe Noël dans une bibliothèque, entouré de milliers de livres. Le lien semble hanté, mais ce ne sont que les classiques de la littérature qui se mettent à parler entre eux.

Enfin, dans la nouvelle qui donne son nom au recueil, on rencontre un réalisateur vieillissant qui décide de révéler la vérité à un journaliste venu l’interviewer. Une histoire mêlant Star Wars et un étrange ascenseur permettant de voyager dans le temps.

Le talent de conteur de Benedict Wells est proprement fabuleux et jubilatoire ; j’ai dévoré en un clin d’œil ce recueil composé de nouvelles tour à tour touchantes, effroyables, surprenantes et drôles qui nous plongent dans un monde où la réalité se laisse sournoisement envahir par le surnaturel et où l’on se retrouve ballotté entre vérité et mensonge.

Katharina Hagena – Le bruit de la lumière ***

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Editions Anne Carrière – août 2018 – 250 pages

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La narratrice est dans la salle d’attente d’un neurologue ; avec elle, quatre personnes attendent. Pour tromper l’ennui, par jeu, par excès d’imagination, elle s’amuse à inventer une vie pour chacun de ses compagnons d’attente. Un jeu qui interroge la frontière entre fiction et réalité.

Ainsi, cette jeune femme avec une plume collée sur la semelle de sa chaussure, ce sera Daphne Holt ; une botaniste qui travaille sur les mousses et leur typologie et qui part au Canada, à la recherche d’une collègue disparue. Et le veuf planqué derrière son journal ce sera cet homme d’âge mûr qui part au Canada à la recherche du souvenir de sa femme. Artiste sonore, il tente de capturer le son que fait une aurore boréale… L’enfant qui joue avec son téléphone sera un enfant autiste qui enquête pour retrouver sa mère et sa sœur parties pour la planète Tchou. Il interprète tout ce qu’il voit : distributeur de bonbons, bouches d’égouts, d’aération… comme un signe qui le mettra sur la piste de sa mère. [Un personnage qui me fait immédiatement penser au petit garçon du roman de Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et incroyablement près – à la recherche de son père dans le New York de l’après 11 septembre 2001.] Enfin, il y a cette vieille femme qui lance de curieux regards et ne cesse de fouiller dans son sac… Elle sera celle qui lutte contre la maladie d’Alzheimer.

Des personnages qui partent tous au Canada, attirés par les grands espaces, le froid, les aurores boréales, la sonorité indienne des régions et villes… Et une histoire qui semble revenir sous différentes versions au fur et à mesure des personnages inventés. Une fausse couche, un accident de voiture, une trahison / une disparition.

La narratrice réalise un entrelacs d’existences fictives qui se font écho. Et peu à peu, on se rend compte que les histoires de chacun de personnages ont toute un point de jonction, des motifs récurrent, une obsession commune. Elles se rejoignent : chaque histoire qui naît de l’imagination de cette femme est la variation d’une seule et même histoire : la sienne. Raconter l’histoire des autres pour ne pas avoir à raconter la sienne, pour la fuir – et malgré tout, la vérité fait lentement surface.

Une écriture fine et ciselée, entre humour et surnaturel. La lumière est celle des aurores boréales, du ciel ? Le bruit, celui de la neige qui craque sous les pas ou celui des souvenirs ? Un roman à la construction originale, qui m’a complètement séduite. Peu à peu le roman prend des allures de thriller, et l’énigme se déroule comme une pelote de laine jusqu’à la révélation finale. Une très belle réflexion sur la mémoire, les souvenirs, la frontière entre réalité et fiction, l’écriture et l’invention.

David Vann – Un poisson sur la lune ***

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Gallmeister – février 2019 – 288 pages

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Jim Vann quitte pour un temps son refuge en Alaska, sa solitude, pour retrouver son frère cadet Doug à l’aéroport de San Francisco. Ce dernier doit le conduire chez le psy. Tout le monde s’inquiète pour Jim. Depuis quelques temps, le quarantenaire ne pense qu’au suicide et ne cesse de s’interroger sur le sens de sa vie. « Et s’il était impossible de changer le cours de notre vie, qu’on essayait simplement de comprendre ce qui nous attend? »

A l’aube de ses quarante ans, Jim retrouve sa famille, ses parents, ses deux ex-femmes et ses enfants, David et Cheryl. Il leur rend visite les uns après les autres, comme une sorte de pèlerinage. Tous s’inquiètent pour lui et veulent l’empêcher de commettre l’irréparable. Jim voyage avec son Magnum, prêt à tout moment à passer à l’acte…

Au fur et à mesure de la lecture, un sentiment de malaise grandit en nous. Les quelques jours qui s’écoulent sont empreints de folie feutrée et d’hystérie, de désespoir, aussi. La fin est connue d’avance. On est projeté dans l’intériorité de cet homme, malgré la distance entretenue avec l’emploie de la troisième personne du singulier.

A quoi ça tient une vie, au fond ? Qu’est-ce qui rend une vie insupportable ? Pour Jim, il y a une multitude de raisons… ses sinus douloureux, ses échecs amoureux et familiaux. Les plus de trois cent mille dollars qu’il doit au fisc. Sans oublier la solitude grandissante, l’incompréhension et le fossé qui se fait plus profond entre lui et les autres.

Dans ce nouveau « roman », David Vann nous livre son père et sa tragédie, entremêlant habilement la réalité et la fiction. Un roman dérangeant, qui nous remue littéralement de l’intérieur, dans lequel l’auteur s’attaque à l’intime, à l’histoire de son père, ce qui lui permet de nous poser ces questions : Pourquoi vivre? Qu’est-ce qui fait le sel de notre vie? Jusqu’au bout, Jim cherchera un sens à sa vie, une raison de ne pas appuyer sur la détente.

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« C’est juste que le monde s’étire à l’infini, mais vide, comme la toundra en Alaska. Ça continue, loin et encore plus loin, et c’est comme ça à l’intérieur, une friche infranchissable, rien que du vent. De la pression tout autour mais rien au milieu. »

Camille Laurens – Celle que vous croyez ****

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Editeur : Folio – Date de parution : avril 2017 – 210 pages

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Claire, la quarantaine, divorcée, s’adresse à Marc, son psychiatre ; elle lui raconte – et nous raconte – comment elle a décidé de surveiller son amant Jo sur Facebook en se créant un faux compte et en devenant amie avec Chris – alias KissChris. Sous le nom de nom de Claire Antunès – clin d’œil à l’écrivain portugais – elle se transforme en une jeune femme brune de vingt-quatre ans, passionnée de photographie. C’est de ce double fictif que Chris va tomber amoureux, chose que Claire n’avait absolument pas prévue. Au fil des échanges de messages, puis des appels, Chris et Claire s’attachent de plus en plus l’un à l’autre. Le temps passe et les mensonges s’accumulent ; la fiction prenant dangereusement le pas sur la réalité, l’envahissant.

Très vite, ce jeu du chat et de la souris entre fiction et réalité devient addictif. J’ai dévoré ce roman à la façon d’un thriller. L’écriture acérée et ironique de Camille Laurens prend tour à tour des formes différentes : à la fois dénonciation du sexisme, de la place et du traitement de la femme dans la société, roman sur la manipulation et ode à la folie.

Un thriller passionnel qui explore la façon dont la fiction imprègne la réalité – l’une ne pouvant se défaire de l’autre, s’abreuvant l’une à l’autre. La folle prose de Camille Laurens nous livre ses réflexions – criantes de vérité – sur le désir, l’amour et la jalousie.

C’est un roman que j’ai lu en apnée… Un coup de cœur !  ❤

Merci aux éditions Folio pour cette lecture.

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« On est touriste, en amour, on cherche l’autre et l’ailleurs, et on les trouve d’abord dans la langue. »

« Être folle ? Ce que c’est qu’être folle ? Vous me le demandez ? C’est vous qui me le demandez ? C’est voir le monde comme il est. Fumer la vie sans filtre.  S’empoisonner à même la source. »

« Nous sommes tous, dans les fictions continues de nos vies, dans nos mensonges,  dans nos accommodements avec la réalité, dans notre désir de possession, de domination, de maîtrise de l’autre, nous sommes tous des romanciers en puissance. Nous inventons tous notre vie. »

« Le désir nous fait éprouver le vide, c’est vrai, le puissant chaos qui nous environne et nous constitue, mais ce vide, on l’éprouve comme le funambule sur son fil, on le tâte comme l’équilibriste quand il y balance sa jambe, on est à deux doigts du désastre et de la chute, de l’angoisse mortelle, et pourtant on est là, tout vibrant d’une présence agrandie, décuplée, immense, on se déploie dans le chaos, retenu par le seul fil de ce qui nous lie à l’autre, notre compagnon de vide, notre funambule jumeau. »

Delphine de Vigan – D’après une histoire vraie ***

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Éditeur : JC Lattès – Date de parution : août 2015 – 478 pages

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Il m’attendait bien sagement dans ma PAL depuis quelques mois, ce roman dont tout le monde parle… J’ai entendu tellement d’avis divergents que j’avais hâte de me faire mon propre avis sur la chose ! J’aime beaucoup la plume de Delphine de Vigan et son avant-dernier roman, Rien ne s’oppose à la nuit, était un immense coup de cœur pour moi. Elle y mettait en scène le personnage de sa mère.

Quelques mois après la parution de son roman Rien de n’oppose à la nuit, qui a connu un succès monstre auquel elle ne s’attendait pas du tout, Delphine fait la rencontre de L. Une rencontre qui va complètement bouleverser son petit univers à un moment où l’auteur ne parvient pas à faire face à « l’après best-seller », peu à peu elle n’arrive plus à écrire… Parallèlement, Delphine se met à recevoir à son domicile des lettres anonymes et menaçantes, tapées à la machine à écrire. Dans ces lettres, on lui reproche d’avoir sali son nom et sa famille…

Dès les premiers mots, on ressent la tension psychologique. On sent l’orage qui couve. L. est un personnage terriblement énigmatique. Le fait qu’elle soit désignée par une seule lettre renforce l’énigme. On se pose une foule de questions : qui est-elle – qui est L. ? D’où sort-elle ? Delphine de Vigan met en scène l’histoire de cette rencontre, de cette amitié qui devient (trop) vite indispensable. Une amitié poison, qui réveille au bout d’un moment la suspicion de l’auteur. L. semble tout connaître d’elle, même les choses les plus intimes, elle est dotée d’une telle intuition que ça en devient troublant. Dans cette amitié spéciale, l’auteur s’interroge beaucoup sur la relation à l’autre, une altérité qui lui ressemble.

Au fil des mots, on découvre de belles réflexions sur l’écriture, les personnages, la fiction et ses relations étroites avec le réel. Autant de thèmes qui me plaisent énormément.

« Il fallait en découdre avec le réel »Entre réalité et fiction, on ne saurait dire où l’auteur souhaite nous amener. Elle semble se jouer de l’argument « inspiré de faits réels » qui s’invite maintenant dans la publicité de nombreux films et romans. Mais au fond, est-ce vraiment cela qui compte, que ça soit réel ? La fiction n’aurait donc plus d’avenir ?

Qu’il s’agisse dans ce bouquin de la réalité ou que tout ne soit que pure invention, car c’est une question que l’on peut se poser, je dois dire que sincèrement je n’en ai rien à faire. Je pense d’ailleurs que tout l’intérêt du roman réside au-delà. L’auteur semble d’ailleurs se jouer de nous… Pour citer certains passages : « Et je nous mets au défi – vous, moi, n’importe qui – de démêler le vrai du faux. » ou encore « – Que la vie qu’on raconte dans les livres soit vraie ou qu’elle soit fausse, est-ce que c’est si important ? » 

C’est avec plaisir que j’ai retrouvé la plume de Delphine de Vigan. Elle a une maîtrise des mots et des émotions qui me souffle à chaque fois.

La tension monte au fil des pages.. Dans les dernières pages, c’est l’angoisse qui s’installe, comme un étau qui se resserre. L’écriture fluide se déverse et on engloutit les pages les unes après les autres. On a envie de savoir le fin mot de l’histoire. Un récit très habilement construit.

Un thriller littéraire terriblement prenant, où la fiction et la réalité s’entremêlent dangereusement.

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« Mais toute écriture de soi est un roman. Le récit est une illusion. Il n’existe pas. Aucun livre ne devrait être autorisé à porter cette mention. »

« Mais tu sais, je ne suis pas sûre que le réel suffise. Le réel, si tant est qu’il existe, qu’il soit possible de le restituer, le réel, comme tu dis, a besoin d’être incarné, d’être transformé, d’être interprété. Sans regard, sans point de vue, au mieux, c’est chiant à mourir, au pire c’est totalement anxiogène. Et ce travail-là, quel que soit le matériau de départ, est toujours une forme de fiction. »

« Comment déchiffrer les traces de l’enfant sur la peau des adultes que nous prétendons être devenus ? Qui peut lire ces tatouages invisibles ? Dans quelle langue sont-ils écrits ? Qui est capable de comprendre les cicatrices que nous avons appris à dissimuler ? »

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8ème roman lu pour le challenge.

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