Bernardine Evaristo – Fille, femme, autre ***

Pocket – 2021 – 576 pages

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Un roman polyphonique dans lequel Bernardine Evaristo donne la voix à douze femmes. La plus jeune a dix-neuf ans, la plus âgée en a quatre vingt treize. Ce sont douze femmes puissantes, ivres de liberté, combattantes. En proie aux blessures causées par les hommes et le patriarcat. Chacune de ces femmes est en quête d’une identité, d’un avenir, d’une place dans le monde. Toutes sont liées, d’une façon ou d’une autre, les unes aux autres.

Un roman dense et atypique, où les phrases s’écoulent sans ponctuation ni majuscules. Aucune règle de ponctuation n’est respectée – un style libre, à l’image de ces femmes qui se libèrent de leurs entraves, de leurs liens. ❤️

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Tracy Chevalier – La Brodeuse de Winchester ***

Folio – novembre 2021 – 400 pages

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Winchester, 1932. Violet Speedwell a 38 ans ; elle fait partie de ces millions de femmes restées célibataires après la fin de la Grande guerre – ces « femmes excédentaires ». Grande guerre qui lui a arraché son frère aîné George et son fiancé Laurence.

À la mort de son père, Violet fuit sa mère acariâtre et s’installe seule à Winchester. Mais être une femme seule en 1932 n’est pas bien vu. Les hommes la regardent avec curiosité ; les femmes avec mépris. Elle découvre par hasard le cercle des brodeuses de la cathédrale de Winchester. Elle y trouvera amitié et soutien, auprès notamment de Gilda Hill, qui lui fait connaître Arthur, le sonneur de cloches, dont elle s’éprend.

La Brodeuse de Winchester est un roman puissant et émouvant, à l’humour subtil ; je me suis laissée emportée par l’écriture délicate de Tracy Chevalier et j’ai fait connaissance avec Violet, une femme qui s’affirme contre cette société patriarcale oppressante qui veut qu’une femme ne soit rien sans un homme. Un vrai bonheur de lecture.

Kim Liggett – L’année de grâce ****

Casterman – 2020 – 528 pages

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Thierney vit à Garner County, une singulière communauté où les hommes règnent en maître et où les jeunes filles doivent s’exiler l’année de leur seize ans. Elles sont amenées hors de la communauté pour que leur magie se dissipe dans la nature. L’année de grâce. Une année de laquelle aucune fille ne revient indemne. Une année dont personne ne parle. Une année d’épreuves ; survivre aux braconniers, à la forêt. Une année de laquelle on est même pas sûre de revenir vivante…

Dans ce comté, les filles, les femmes, n’ont pas le droit de rêver ni de chanter, doivent porter les cheveux tressés avec un ruban de couleur – blanc quand elle sont enfants, rouges quand elles sont adolescentes et noir quand elles sont épouses.

Un roman hypnotique, captivant dès les premières pages. Un roman emplit de mystère. Folie et violence à laquelle je ne m’attends pas. Un roman qui me fascine autant qu’il m’effraie ; une lecture que je lis, entre horreur et fascination. Ignorance, croyances, superstition, société patriarcale meurtrière. Un roman ado féministe d’une puissance rare.

« Parfois, j’ai l’impression que nous pourrions consumer le monde entier sous les flammes de notre amour, de notre rage et de tous les sentiments qui mènent de l’un à l’autre. »

Ananda Devi – Le rire des déesses ***

Grasset – septembre 2021 – 240 pages

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Veena vit avec sa fille de dix ans dans La Ruelle, le quartier des miséreux et des prostituées ; quartier d’une ville pauvre d’Inde. Veena et la rage qui l’habite depuis l’enfance. Une rage qui menace d’engloutir sa fille. Une fillette qui n’a pas de nom ; pourquoi se fatiguer à lui trouver un nom, alors qu’elle est vouée à disparaître? Un bébé puis une enfant silencieuse, discrète, qui ne parle pas derrière sa cloison lorsque toute la journée sa mère travaille, s’affaire avec les hommes. Qui se trouvera un nom toute seule finalement. Elle s’appellera Chinti, la fourmi.

« Chinti n’est pas une petite fille mais un insecte aux mandibules puissantes, aux antennes sensibles, aux pattes agiles. Celle qui connaît les chemins secrets que d’autres ne connaissent pas et qui peut voir à travers les murs. »

Un jour débarque Shivnath, un swami – un homme de dieu qui se trouve fasciné par la fureur de Veena. Mais quand il rencontre Chinti, il en tombe instantanément fou d’amour. Fou de désir. Pour cette enfant si belle et solaire, il est prêt à tout ; même à l’enlever sous les yeux de sa mère pour la conduire à Bénarès et en faire sa déesse. Veena et les femmes de la Ruelle partent alors à leurs trousses, telle une marée vengeresse.

Le rire des déesses est un roman aussi âpre que poétique où transparaît toute la laideur de l’Inde ; le sort qu’elle réserve aux intouchables, aux femmes, aux filles, aux prostituées – filles de Kali -, aux hijras… Un roman qui donne la voix à tous ces êtres en marge, ces êtres mis au ban de la société indienne.

« Nous sommes la vengeance de la terre et l’immense rage des femmes à jamais agenouillées devant la toute-puissance des hommes. »

Lisa Balavoine – Un garçon c’est presque rien ****

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Rageot – août 2020 – 256 pages

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Un garçon, un adolescent. Un corps inerte sur un lit d’hôpital. Plongé dans le coma. Qui est-il? Pourquoi et comment s’est-il retrouvé là? 

On rembobine.

« Je m’appelle Roméo et je rêve souvent que j’explose en plein vol. »

Roméo. Sa mère lui a donné le prénom du héros d’une des plus belles histoires d’amour, sans même savoir qu’il se tue à la fin. Roméo, c’est cet ado dans la lune, sensible, différent, qui aime se fondre dans le décor, qui ne se reconnaît pas dans les autres garçons. « Mais je crois que je préfère / Rester à contre-courant, / Être comme le vent, / Libre et invisible. »

Roméo. Qui a souvent des écouteurs vissés aux oreilles. Qui aime passer du temps dans la boutique de disques de son oncle. À découvrir de nouveaux morceaux de rock. Qui a lu plusieurs fois L’Attrape-cœurs de Salinger. Qui fait de la basse dans le silence de sa chambre. Qui en pince pour une fille aux allure de moineau.

Un roman qui m’intrigue, d’emblée. Composé comme une succession de poèmes en prose. Une écriture quasi cinématographique et épurée. Et la voix de ce garçon qui m’interpelle. Une voix que je suis et qui m’émeut profondément.

Ce roman est un petit bijou sur le monde d’aujourd’hui, les rapports entre filles et garçons. La difficulté d’être un garçon aujourd’hui. D’être soi. La liberté d’être celui qu’on est. Coup de coeur pour ce roman qui m’a peu à peu bouleversée. L’écriture est sublime ; les mots de Lisa Balavoine sont un trésor. A relire avec la bande-son que l’on découvre à la fin <3.

Gabriella Zalapì – Antonia. Journal 1965-1966 ***

Le Livre de Poche – août 2020 – 160 pages

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« Il paraît qu’un jour on se réveille affamé de ne pas avoir été ce que l’on souhaite. »

Palerme, années 60. Voici le journal d’une jeune femme qui n’a même pas 30 ans. Sur près de deux ans, Antonia tient son journal et lui confie, jour après jour, ses regrets, son mal-être, l’échec de son mariage avec Franco. Cette vie d’épouse ne lui va pas, elle est pleine de mondanités, de vacuité. Elle s’ennuie. « J’ai 29 ans. Mes désirs tombent, s’enfoncent dans l’insonore. Impossible d’envisager une vie de perfect house wife pour le restant de mes jours. J’aimerais abandonner ce corset, cette posture de femme de, mère de. Je ne veux plus faire semblant. »

Franco l’ignore ; il est froid, distant. Même son Vati, son grand-père adoré ne la comprend pas. Elle a une famille, vit dans l’opulence, elle a tout pour être heureuse, comblée. Pourquoi se plaindre.

Un journal criant de vérité. La vérité toute nue de cette femme qui étouffe dans sa vie. L’écriture est tranchante, implacable. « Le temps qui passe ressemble à du mercure. »

Parallèlement, Antonia rend compte de son enquête familiale ; à la mort de sa grand-mère Nonna – qui l’a prise sous son aile à l’adolescence – la jeune femme reçoit des cartons de lettres, de papiers, de carnets qui « dégagent une odeur d’éternité. » Au fur et à mesure de ses fouilles, les souvenirs refont surface. Antonia semble chercher dans le passé un sens à ce qu’elle vit au présent. Elle éprouve le besoin d’assembler les morceaux épars de son histoire familiale.

« Mon imagination demandait à féconder la réalité. »

Gabriella Zalapì nous livre le portrait émouvant et percutant d’une femme qui cherche à s’émanciper, à s’extraire du carcan de cette société patriarcale impitoyable. Un roman implacable et magnifique. Et cette beauté, cette poésie dans l’écriture…

Henning Mankell – Daisy Sisters ***

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Seuil – 2015 – 512 pages

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Été 1941, en Suède. Vivi et Elna, deux amies de dix-sept ans, décident de partir en voyage en bicyclette à travers le pays, en longeant la frontière de la Norvège qui est occupée par les nazis. Filles d’ouvriers, elles aiment chanter et se font appeler les Daisy Sisters, à l’américaine. C’est la première fois qu’elles se rencontrent en vrai ; correspondantes depuis quelques années, elles se sont tout confié par écrit ; leurs attentes, leurs rêves, leurs doutes. Mais de ces vacances, Elna rentrera violée et enceinte…

1956. Eivor a 14 ans et est en lutte permanente contre sa mère, Elna. Mère et fille ont un tempérament de feu et s’entendent comme chien et chat. Eivor est une adolescente éprise de liberté, elle n’a qu’une envie : quitter l’école et s’installer dans une grande ville pour voler de ses propres ailes. Elna l’envie en secret ; sa propre liberté elle n’a pas vraiment pu y goûter… Lasse Nyman, un jeune délinquant évadé d’une prison pour mineurs débarque soudainement dans leur vie… L’adolescente croit voir son rêve se concrétiser le jour où ils fuguent ensemble.

Un roman puissant qui nous offre de beaux portraits de femmes en proie à leurs désirs, leurs renoncements et leurs sacrifices au sein d’une société suédoise patriarcale écrasante. A travers leur combat quotidien, on perçoit toute la violence de cette société qui les met à terre, brise leur jeunesse, coupe leurs ailes. Le personnage d’Eivor m’a beaucoup plu ; son impuissance, sa volonté malgré tout d’imposer ses choix et son indépendance. L’écriture fluide et addictive d’Henning Mankell ne m’a encore une fois pas déçue et je me suis délectée de cette lecture exaltante.

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« Est-elle de nouveau prête à s’effacer, à sacrifier son identité professionnelle et sa joie de travailler parce qu’elle est une femme? »

« Si seulement elles pouvaient se parler. Rien qu’une fois. Dire les choses telles qu’elles sont. C’est étonnant que des gens comme nous ne parlent jamais de leur vie, songe Eivor. Comme si nos sentiments profonds étaient laids et dégoûtants et ne supportaient pas la lumière du jour. Comme si c’était un signe de faiblesse de reconnaître qu’il nous arrive de nous réveiller la nuit avec l’envie de hurler. »

Audur Ava Ólafsdóttir – Miss Islande ***

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Zulma – 2019 – 261 pages

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Hekla doit son prénom à son père, fasciné par les volcans depuis toujours. Alors qu’elle n’a que quatre ans, le volcan dont elle porte le prénom entre en éruption et son père l’embarque pour le voir d’un peu plus près… L’enfant reviendra de cette excursion métamorphosée, prenant l’habitude de disparaître pour aller contempler le ciel, les nuages, les étoiles.

En 1963, Hekla a 21 ans lorsqu’elle quitte la ferme de ses parents dans les Dalir et débarque à Rekjavik. A peine arrivée, on lui propose déjà de participer à Miss Islande… De façon agaçante, tout le monde ne semble voir en elle qu’une future reine de beauté – Miss Islande doit savoir coudre, cuisiner comme un cordon bleu, être impeccable. Mais Hekla n’est venue dans la capitale que pour une seule chose : accomplir son destin et devenir écrivaine.

Elle retrouve son amie d’enfance Ísey si bavarde, qui accumule les mots comme des trésors et se cache pour les inscrire dans son journal, fabrique des histoires sur tout et rien – comme pour oublier qu’elle a 22 ans et déjà 2 enfants et qu’elle ne bougera jamais. Elle retrouve aussi Jón John, son premier amant et meilleur ami, qui rêve de devenir costumier au Théâtre National, et se cache pour aimer des hommes.

Les années 60 à Rekjavik ne sont pas idylliques… Les homosexuels sont presque des criminels, le patriarcat est écrasant et le sexisme omniprésent.

Quel plaisir de retrouver la plume rafraîchissante de l’autrice de Rosa Candida. Audur Ava Ólafsdóttir possède une écriture insolite empreinte d’une douce malice – un humour discret mais efficace – et nous offre un roman féministe sur la création, l’écriture, la liberté« Arrange toi pour qu’arrive ce qui n’arrive pas. Fais que les mots deviennent chair. »

C’est poétique et profondément mélancolique. Avec des personnages qui rêvent, beaucoup. C’est aussi un touchant portrait de femme qui se dessine sous nos yeux – Hekla et son tempérament farouche, fougueux, qui devra choisir entre l’amour et la création. J’ai tout aimé de ce roman islandais, sauf la fin qui m’a laissé le coeur pincé et surpris.

Et vous, qu’en avez-vous pensé ?