Gabrielle Filteau-Chiba – Encabanée ***

Folio – 6 janvier 2022 – 109 pages

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« Ma vie reprend du sens dans ma forêt. »

Lassée de l’aliénation citadine, Anouk prend la tangente. Elle abandonne son appartement de Montréal et trouve refuge dans une cabane isolée dans la région de Kamouraska – une région sauvage et désertée de toute présence humaine… L’hiver arrive ; moins 40 degrés dehors. La survie en autarcie commence, avec pour seules munitions des poèmes, de quoi faire du feu, l’écriture de son journal, les parties de solitaire.

Le temps d’une semaine, l’autrice nous offre une plongée fulgurante dans ce quotidien encabané, à la recherche d’un sens à donner à la vie. Jusqu’à la rencontre avec un inconnu aux cheveux noirs corbeau.

Une lecture surprenante et saisissante ; j’ai aimé la beauté de la langue ; sa poésie brute et son ironie. Cette immersion sauvage avec l’ombre de Thoreau qui plane.

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Lucy Maud Montgomery – Anne de Green Gables ***

Monsieur Toussaint Louverture – 2020 – 384 pages

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C’est une enfant de onze ans qui attend sur le quai d’une gare ; deux longues tresses rousses, un visage parsemé de taches de rousseur, un petit menton pointu. Une lueur malicieuse dans des yeux gris. Et un vrai petit moulin à paroles qui a besoin de beaucoup de place pour laisser libre cours à son imagination.

Elle arrive de l’orphelinat par le train ; mais Matthew et Marilla n’y comprennent rien : c’est un garçon qu’ils attendaient. Un garçon pour les aider à Green Gables ! Que vont-ils bien pouvoir faire d’une fille ?!

Finalement, ils se prennent tant d’affection pour elle qu’ils décident de la garder. Anne et sa langue bien pendue, son imagination si débridée, son amour des arbres et de la nature, ses multiples cascades et erreurs. La fillette est si vivante et authentique – une vraie bonté d’âme ; si heureuse d’être adoptée par Marilla et Matthew. Très vite, elle se lie d’amitié avec Diana, qu’elle nomme son âme sœur.

Le roman de Lucy Maud Montgomery est tour à tour jubilatoire, enivrant, réjouissant. La beauté de l’écriture romanesque et poétique, emplie de lyrisme, m’a enchantée. C’est une lecture qui met du baume au cœur, à la fois drôle et savoureuse, émouvante sans jamais verser dans la niaiserie.

Tanya Tagaq – Croc fendu **

Croc-fendu

Editions Bourgois – mars 2020 – 208 pages

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« Nous, les enfants du printemps, la ville est notre terrain de jeu. » Nunavut, fin des années 70. Un territoire isolé au nord du Canada. Le pays des Inuits. Une bande de gamins traîne dans les rues de la ville. « Notre meute humaine aux cheveux noirs. » Ils n’ont pas de limites, pas de couvre-feu. Sauf la narratrice. Ils savourent l’enfance, comme une sève magique. Ils sont aux portes de l’adolescence, ils le savent. Ils s’y préparent. 

Autour de la ville, il y a les lacs, la toundra. La vie animale dans laquelle ils aiment se perdre.

À l’adolescence, la narratrice est dans un collège où on lui interdit de parler sa langue maternelle, l’inuktitut. Très vite, il y a les soirées alcool, drogue, solvants, sexes. L’enfance s’évapore.

La jeune fille passe sa vie dans la nature, à côtoyer le monde animal et à s’y égarer de manière absolue. On perd lentement pied avec la réalité ; on ne sait plus où commence l’imaginaire, où prend fin la réalité.

Tout au long de cet ovni littéraire, on a l’impression d’être plongé dans un rêve psychédélique où l’amour se fait avec une aurore boréale, où on enlace des renards et des ours. Une plongée dans un immense trip hallucinatoire, où la réalité perd ses contours et devient poreuse.

Certains passages sont de vrais poèmes, pour exprimer l’abomination humaine, le viol. Tanya Tagaq se saisi du langage et joue avec, métamorphosant le monde sous nos yeux, effaçant peu à peu les frontières entre animalité et humanité, réel et imagination, naturel et surnaturel.

Croc fendu, en nous offrant le portrait d’une enfant qui devient adolescente puis femme, puis mère, nous délivre un récit qui m’a violemment déroutée mais émue ; la prose, parsemée ici et là de dessins en noir et blanc, est brute et poétique ; elle dit toute la violence de ce quotidien, son âpreté.

Nathalie Bernard – Sept jours pour survivre ***

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Thierry Magnier – 2017 – 272 pages

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A Montréal, Nita Rivière se fait enlever le jour de son 13ème anniversaire, alors qu’elle chemine vers son collège. La jeune amérindienne se réveille quelques heures plus tard dans une cabane perdue au coeur de la forêt canadienne enneigée… Seule face à son agresseur au regard empreint de folie.

Nous suivons en alternance l’enquête qui s’ouvre sur l’enlèvement de l’adolescente, menée par les agents Gautier Saint-James et Valérie Lavigne. Au début, les enquêteurs pensent à une fugue ; Nita en a tout à fait le profil : son père est en prison, elle s’habille de façon gothique, est accro à une célèbre série de zombies et adore photographier les édifices et lieux désaffectés, les plaques d’égouts.

7 chapitres comme 7 leçons de survie – leçons qui vont aider l’adolescente à garder espoir et à se battre au sein de cette nature dépeuplée et hostile pendant 7 jours. Forcément je pense à mes précédentes lectures, Manuel de survie à l’usage des jeunes filles, Terres fauvesLe thème de la nature et de la survie ne cesse de m’attirer dans ses filets ces derniers temps.

Très vite l’intrigue m’a captivée. Sept jours pour survivre est un thriller jeunesse d’une qualité rare, impossible à lâcher, dont le rythme est soutenu – on tourne les pages en frissonnant, la boule au ventre. C’est angoissant, haletant et très bien écrit. Sur fond de thriller, Nathalie Bernard évoque la problématique des disparitions de jeunes filles amérindiennes qui demeurent inexpliquées au Canada et dont les enquêtes sont trop souvent négligées et demeurent sans suite.

Joseph Boyden – Dans le grand cercle du monde ***

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Le Livre de Poche – 2015 – 687 pages

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Joseph Boyden nous offre une immersion spectaculaire dans les grands espaces sauvages du Canada au XVIIème siècle. A cette époque, les Français commencent à s’installer dans la vallée du Saint-Laurent alors que  les Iroquois et les Hurons se livrent une guerre sans fin. L’arrivée des Blancs ne va faire qu’exacerber les tensions entre eux.

Au fil des pages, trois voix se font entendre : celle du Corbeau, un jeune jésuite français, envoyé par l’Église pour convertir ceux qu’il appelle les Sauvages. On le surnomme Corbeau à cause de son ample robe noire dont les Indiens se moquent. Celle d’Oiseau, un chef de guerre huron qui désire ardemment venger la mort de sa famille, assassinée par les Iroquois. Et celle de Chutes-de-Neige, une captive iroquoise dont les parents ont été assassinés sous ses yeux par les Hurons et qu’Oiseau a décidé d’adopter, comme compensation pour la mort des siens.

Ces trois êtres sont réunis par les circonstances, mais divisés par leur appartenance. Chacun mène une guerre ; le Corbeau souhaite à tout prix convertir les Indiens – il consigne ses observations dans son journal afin de faire connaître ce Nouveau Monde aux Européens ; Oiseau ne vit que pour venger sa famille assassinée et se méfie de ces Corbeaux qui débarquent sur leurs terres, les soupçonnant d’apporter les maladies qui déciment leurs peuples. Quant à la jeune Iroquoise, elle est au début comme un animal sauvage, hargneuse et hostile…  Elle finira cependant par se laisser apprivoiser et accepter sa nouvelle famille.

Le Grand cercle du monde est un sacré pavé pour lequel j’ai pris mon temps. Je me suis plongée dans cette fresque foisonnante et fascinante sur l’histoire des Indiens… Mais aussi tragique. En effet, c’est l’histoire du début de leur fin ; la fin d’une civilisation, la fin d’un monde.

Les voix se succèdent au fil des courts chapitres, à un rythme soutenu. L’écriture de Joseph Boyden, poétique et évocatrice, nous transporte, entre émotion et frissons – je demeure captivée par les descriptions de certaines scènes de combat et de cérémonies de tortures terrifiantes. Immersion garantie dans l’immensité sauvage du Canada au XVIIème siècle ; on suit l’évolution des relations entre Christophe Corbeau, Chutes-de-Neige et Oiseau sur plusieurs années, l’évolution de leur psychologie, de leur regard sur ce monde pétri de traditions et de valeurs anciennes qui est en phase d’être métamorphosé par l’arrivée massive des Français.

Le Grand cercle du monde est un roman chorale d’une beauté féroce, à découvrir absolument.

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« Oiseau émerge du champ, comme enfanté par le maïs. Il a le visage peint, la tête rasée d’un côté, les cheveux longs de l’autre, qui brillent dans l’éclat de la lumière. Il s’avance, le pas lent et assuré, vêtu de son seul pagne. Il est plus brun que jamais après son voyage estival sous un soleil ardent et, à la suite des semaines passées à pagayer et à porter les canots, il a acquis le physique d’un dieu romain. J’ai du mal à décrire cet être dans les lettres que j’envoie en France. Il est à la fois homme et animal sauvage. »

Sébastien L. Chauzu – Modifié **

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Grasset – 11 mars 2020 – 288 pages

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Martha Erwin est une détective au caractère bien trempé qui râle à longueur de temps, déteste tout le monde et possède un look improbable – entre gilet à pois, veste à franges et parka orange. A quarante ans, elle préfère fumer des joints et siroter du whiskey plutôt que de penser aux enfants. Elle vit dans le New Brunswick – cette région du Canada où il ne fait que neiger – avec un chouette type qui répond au nom d’Allan et qui ne se sépare jamais de ses deux bichons, qu’il a toujours dans les bras, comme deux ex-croissances velues et de ss fille, Allison, avec qui Martha adore se crêper le chignon dès qu’elle en a l’occasion.

Un matin, Martha aperçoit sur la route une forme vaguement menaçante ; un monstre ? Un animal ? … Le blizzard laisse le doute planer. Il s’agit en fait d’un adolescent qui porte un bonnet à oreilles de chien. Perché sur une caisse en bois, il attend une « gratte » – comprenez un chasse-neige – engin pour lequel il voue un véritable culte.

Ce drôle d’ado qui tient absolument à se faire appeler Modifié et qui ne boit que du Big 8 Cola, va passer beaucoup de temps chez Martha et Allan, à déneiger leur allée de façon sportive, s’attirant les foudres du voisin. Modifié n’est pas comme les autres, ne parle pas comme eux – il est sans vice. Il y a quelque chose de profondément désarmant chez lui et il va s’attacher à Martha, sans que celle-ci comprenne pourquoi…

Dans le même temps, le quotidien de cette petite campagne du New Brunswick va être ébranlé par le meurtre d’un prof du lycée ; son cadavre est retrouvé flottant dans la piscine, entièrement nu. Le jeune cousin de Martha, Daniel, est un des suspects.

Un premier roman déconcertant et étonnant qui m’a fait sortir de ma zone de confort – certaines scènes burlesques m’ont pliée en deux quand d’autres m’ont laissée pensive. Modifié au fond, est le seul personnage qui ne change pas ; autour de lui gravite ce petit monde, et la présence de l’adolescent va permettre à chacun de modifier le regard qu’il porte sur sa vie, sur son intériorité, d’accepter ce qu’il est. En quelques mots : un roman absurde à souhait et profondément intelligent qui aborde l’autisme de façon inattendue. J’attends le suivant !

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« Je n’avais jamais dis « Grandis ! » à personne, jamais. Je n’aimais pas les adultes qui disaient ce genre de choses, souvent des vieux rassis qui voulaient à tout prix voir les jeunes abandonner la plus belle part de leur existence pour leur ressembler. »

Katharina Hagena – Le bruit de la lumière ***

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Editions Anne Carrière – août 2018 – 250 pages

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La narratrice est dans la salle d’attente d’un neurologue ; avec elle, quatre personnes attendent. Pour tromper l’ennui, par jeu, par excès d’imagination, elle s’amuse à inventer une vie pour chacun de ses compagnons d’attente. Un jeu qui interroge la frontière entre fiction et réalité.

Ainsi, cette jeune femme avec une plume collée sur la semelle de sa chaussure, ce sera Daphne Holt ; une botaniste qui travaille sur les mousses et leur typologie et qui part au Canada, à la recherche d’une collègue disparue. Et le veuf planqué derrière son journal ce sera cet homme d’âge mûr qui part au Canada à la recherche du souvenir de sa femme. Artiste sonore, il tente de capturer le son que fait une aurore boréale… L’enfant qui joue avec son téléphone sera un enfant autiste qui enquête pour retrouver sa mère et sa sœur parties pour la planète Tchou. Il interprète tout ce qu’il voit : distributeur de bonbons, bouches d’égouts, d’aération… comme un signe qui le mettra sur la piste de sa mère. [Un personnage qui me fait immédiatement penser au petit garçon du roman de Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et incroyablement près – à la recherche de son père dans le New York de l’après 11 septembre 2001.] Enfin, il y a cette vieille femme qui lance de curieux regards et ne cesse de fouiller dans son sac… Elle sera celle qui lutte contre la maladie d’Alzheimer.

Des personnages qui partent tous au Canada, attirés par les grands espaces, le froid, les aurores boréales, la sonorité indienne des régions et villes… Et une histoire qui semble revenir sous différentes versions au fur et à mesure des personnages inventés. Une fausse couche, un accident de voiture, une trahison / une disparition.

La narratrice réalise un entrelacs d’existences fictives qui se font écho. Et peu à peu, on se rend compte que les histoires de chacun de personnages ont toute un point de jonction, des motifs récurrent, une obsession commune. Elles se rejoignent : chaque histoire qui naît de l’imagination de cette femme est la variation d’une seule et même histoire : la sienne. Raconter l’histoire des autres pour ne pas avoir à raconter la sienne, pour la fuir – et malgré tout, la vérité fait lentement surface.

Une écriture fine et ciselée, entre humour et surnaturel. La lumière est celle des aurores boréales, du ciel ? Le bruit, celui de la neige qui craque sous les pas ou celui des souvenirs ? Un roman à la construction originale, qui m’a complètement séduite. Peu à peu le roman prend des allures de thriller, et l’énigme se déroule comme une pelote de laine jusqu’à la révélation finale. Une très belle réflexion sur la mémoire, les souvenirs, la frontière entre réalité et fiction, l’écriture et l’invention.

Richard Wagamese – Jeu blanc ****

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Éditions Zoé – 2017 – 156 pages

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Saul Indian Horse fait partie des Indiens Ojibwés. Enfant dans les années 60, il grandit avec les siens dans la peur et la méfiance des blancs. Son frère et sa sœur se font enlever par les blancs – les Zhaunagush. Sa mère dépérit a vue d’œil et son père éponge son chagrin dans le whisky. Après la mort de sa grand-mère, Saul est envoyé à l’âge de huit ans à St. Jerome’s, un internat où on fait tout pour ôter toute « indianité » en lui, pour museler sa langue et ses racines.

« Quand on t’arrache ton innocence, quand on dénigre ton peuple, quand la famille d’où tu viens est méprisée et que ton mode de vie et tes rituels tribaux sont décrétés arriérés, primitifs, sauvages, tu en arrives à te voir comme un être inférieur. C’est l’enfer sur terre, cette impression d’être indigne. C’était ce qu’ils nous infligeaient. »

Menaces, insultes, coups, abus sexuels nocturnes, la violence est constante et quotidienne. Certains enfants meurent sous leurs yeux.

« St. Jerm’s nous décapait, laissant des trous dans nos êtres. Je ne parvins jamais à comprendre comment le dieu qui, d’après eux, nous protégeait, pouvait ainsi détourner la tête et ignorer pareilles cruauté et souffrance. »

Pour survivre à cet enfer sur terre, Saul se jette à corps perdu dans le hockey sur glace. Il s’entraîne en cachette avant d’avoir l’âge requis pour jouer. L’adolescent a un don pour ce jeu : il anticipe toutes les actions. Quand il file sur la glace, Saul oublie tout : l’horreur de son quotidien s’efface. « Je croyais bien avoir trouvé une communauté, un abri et un refuge, loin de toute la noirceur et la laideur du monde. »

Dès les premières pages, l’immersion dans la nature est totale ; avec les forêts habitées par les tribus indiennes, la description de leurs rites ancestraux, les légendes qu’ils se transmettent de générations en générations.

« Le feu faisait monter jusqu’à moi des parfums de cèdre, de sauge et de viande grillée, et j’avais grand-faim. La lune était pleine. Alors que le rythme du tambour et du chant ralentissait, tout le monde se joignit à la danse et j’entendis des rires aussi distincts que l’appel des oiseaux de nuit. »

L’écriture de Richard Wagamese possède une puissance d’évocation unique. Jeu blanc est un roman touché par la grâce, qui évoque le racisme envers les Indiens. C’est une lecture sans concession, très dure -l’histoire d’un Indien lacéré dans son identité qui cherche le salut.

Joseph Boyden – Les Saison de la solitude ***

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Éditeur : Albin Michel – Date de parution : 2009 – 509 pages

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Je vous présente ma nouvelle LC avec Claire du blog La tête en claire – hé oui, on les enchaîne les lectures en commun, on y a pris goût 😉 Pour découvrir sa propre chronique c’est par ici !

J’ai lu il y a quelques années Le chemin des âmes, du même auteur. J’avais trouvé ce roman sublime, et cette lecture avait été un véritable coup de cœur. Depuis, Les Saisons de la solitude m’attendait sagement dans la bibliothèque familiale… Dans ce nouvel opus, Joseph Boyden utilise la même construction du texte : deux personnages prennent la parole à tour de rôle. Il y a l’oncle Will, pilote forestier, plongé dans un profond coma à la suite d’une agression. A travers sa voix qui s’élève de l’autre côté, resurgissent ses souvenirs et se déroule le fil des événements qui ont conduit à cette agression. Son récit est adressé à ses nièces. A son chevet se trouve justement l’une de ses nièces, Annie. Elle-même prend la parole, veille sur lui et lui raconte des bribes d’histoires, des bribes de sa vie à Moosonee, dans l’espoir qu’il s’éveille un jour. Peu à peu, en remontant le temps, le passé s’éclaircit.

Si au début le texte m’apparaît un peu complexe et difficile d’accès, sans doute dû à l’écriture un peu hachée et aux phrases courtes, je finis par plonger complètement dans ce beau roman, où les voix des deux personnages semblent parfois faire écho l’une à l’autre et sonnent de façon terriblement juste. Je suis à nouveau tombée sous le charme de l’écriture de Joseph Boyden, qui nous offre le tableau d’une nature fascinante. Par moment, je m’y suis vraiment cru : en pleine forêt, à chasser l’orignal et à suivre le vol des oies sauvages, ou encore à traverser la Moose River, à l’approche de l’hiver.

Je me suis immergée dans l’immensité sauvage des forêts canadiennes, avec cette fresque familiale amérindienne et ces tensions entre clans, qui dégage beaucoup de force et d’émotions. L’auteur questionne les liens familiaux et l’identité des Indiens d’Amérique de façon toujours aussi juste. Il opère un savant mélange de mystère et de nature writing. Même si je n’ai pas ressenti le même coup de cœur que pour Le Chemin des âmes, je ne suis pas déçue par ce deuxième roman, qui m’a offert de beaux moments de dépaysement.

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« Parfois, quand on est seul dans les bois, au cœur de l’hiver, et que l’aurore boréale apparaît, on l’entend. Un bruit de friture. Comme une radio réglée tout bas, qui gémit et soupire. C’est ce que j’avais l’impression d’entendre, et j’ai tendu l’oreille pour écouter ce que la voix essayait de me dire. »

« En revanche, le bourdonnement, le bourdonnement du monde, je pense qu’il continue après que le corps a cessé de vibrer. Quand meurt le bourdonnement du corps vivant, que ce soit celui du brochet ou de l’esturgeon, celui de la gélinotte huppée, de l’orignal ou de l’homme, le battement du cœur continue, peut-être plus lent, mais qui se mêle aux battements de cœur du jour et de la nuit. De notre monde. Dans ma jeunesse, je croyais que l’aurore boréale, l’électricité qui me parcourait la peau sous ma parka, le léger crépitement que j’entendais, c’était Gitchi Manitou qui recueillait les vibrations des vies passées afin de ravitailler le monde avec le pouvoir de tous ces animaux. »

Emma Hooper – Etta et Otto (et Russell et James) **

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Éditeur : Les Escales – Date de parution : septembre 2015 – 327 pages

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Etta a quatre-vingt-trois ans. Un matin, elle quitte sa ferme du Saskatchewan et s’en va voir la mer. Elle emporte avec elle quelques culottes, un vieux fusil, du chocolat, une miche de pain… Et entame les trois mille deux cent trente-deux kilomètres qui la séparent de la mer. Etta perd un peu la mémoire alors elle garde sur elle un morceau de papier avec son nom et les personnes de sa famille.

En se levant, son mari Otto découvre le mot qu’elle lui a laissé. Il ne partira pas à sa recherche. Mais il a beaucoup de mal à vivre sans elle. Il se met à cuisiner ses recettes. Une nouvelle chaque jour. Et puis il se met à créer. A fabriquer des animaux par dizaine en papier mâché, qu’il expose dans son champ.

En revanche, Russell, voisin et ami, n’accepte pas le départ d’Etta, qu’il a toujours aimé. Il décide de partir la retrouver.

Etta marche, marche, marche, un coyote nommé James à ses côtés, avec qui elle parle.

Et pendant que leurs petites vies se déroulent, éloignés les uns des autres, le passé resurgit par bribes ; le récit est curieusement construit, il est fait d’aller-retour dans le passé, les souvenirs resurgissent, sans transition, mais de façon très fluide. Ils font comme écho à la perte de mémoire d’Etta. On découvre l’enfance d’Etta, Otto et Russell.

Les paysages du Canada défilent, l’Ontario, les lacs, Le Saint-Laurent… En cela, ce livre est une vraie bouffée d’air pur. Cette petite mamie, un peu folle, qui arpente les champs en direction de la mer qu’elle n’a jamais vue, est d’une certaine façon touchante.

Mais l’histoire ne m’a pas transcendée. J’ai parfois été émue, mais je ne suis pas parvenue à réellement m’attacher aux personnages, il m’a manqué quelque chose.  Peut-être est-ce dû à l’écriture, car l’histoire en soi était très prometteuse. C’est un roman très lent, qui donne une impression de latence et de légèreté tout à la fois.

Par ailleurs, certains passages vers la fin apportent un peu de confusion… Je n’en dirai pas plus pour vous laisser découvrir cette lecture. Je serai curieuse d’avoir votre avis.

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Otto,

Débutait la lettre, encre bleue.

Je suis partie. Je n’ai jamais vu l’eau, alors je suis partie là-bas. Rassure-toi, je t’ai laissé le pick-up. Je peux marcher. J’essaierai de ne pas oublier de rentrer.

A toi (toujours),

Etta.