Julie Bonnie – Je te verrai dans mon rêve ***

Grasset – mars 2021 – 180 pages

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1971, après dix années derrières les barreaux, Gérald a 30 ans et goûte enfin à la liberté, et elle a un drôle de goût. Gérald devient Blaise – il rouvre le bar que tenait son père et rencontre la petite Nour, encore nourrisson dans les bras de sa maman, Josée. Une maman seule. Une maman qui a les yeux du désespoir. Josée lui rappelle sa propre mère. Nour et ses grands yeux bleus ébahis prennent en otage Blaise. Pour elle, il est prêt à tout. Il est prêt à les sauver.

Blaise et son amour du jazz. Un roman rythmé par la musique qui anime Blaise, qu’il va transmettre à Nour. Il va devenir le père qu’elle n’aura jamais.

Je te verrai dans mon rêve est un beau roman à deux voix – celle de Blaise et celle de Nour, dix-sept ans plus tard.

Il m’a donné des frissons ce livre, quand je l’ai refermé. C’est un récit chargé d’émotions. Brut. Poétique. J’ai été saisie par la beauté de l’écriture, interpellée par ces personnages heurtés par la vie.

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Claire Fuller – Un mariage anglais ***

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Le Livre de Poche – 2019 – 432 pages

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Londres, fin des années 70. Ingrid tombe amoureuse de Gil, son professeur d’écriture à l’université. Après 15 ans et 2 enfants, Ingrid disparaît sans laisser de traces, sinon une série de lettres cachées une à une dans la collection de livres de son mari.

Depuis toujours, Gil n’est pas tant fasciné par l’auteur que par le lecteur, la vie du lecteur. « Un livre ne prend vie que lorsqu’il entre en interaction avec un lecteur. » Il collectionne les traces de vie du lecteur dans les livres qu’il achète d’occasion, se passionne pour les notes griffonnées dans la marge, les papiers et tickets glissés entre les pages…

Les premières lettres débutent un mois avant la disparition d’Ingrid et racontent leur rencontre, l’histoire de leur couple se dessine et la vérité émerge peu à peu. Le vernis s’écaille, les mensonges et les trahisons sont mis en lumière.

Le roman alterne le présent – dix ans après la disparition d’Ingrid, lorsque Gil fait une chute dans les rochers après avoir cru apercevoir sa femme – et le passé grâce aux lettres.

Une lecture hypnotique, à la prose efficace et évocatrice, dont on a du mal à se défaire et qui nous délivre sans fard l’histoire du lent naufrage d’un couple, décrivant et analysant avec acuité et finesse la complexité des émotions et la façon dont une femme se retrouve emprisonnée dans sa vie de mère et d’épouse. Un mariage anglais est un roman fascinant dont j’ai beaucoup aimé la construction narrative.

Au fil des pages, si on comprend les raisons qui poussent Ingrid à disparaître, le mystère ne fait que s’épaissir malgré tout. Ingrid s’est-elle noyée ? Ou bien s’est-elle enfuie délibérément, quittant cette vie de famille oppressante et ce mari toujours absent ?

Vanessa Springora – Le Consentement ***

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Grasset – janvier 2020 – 216 pages

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« Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable. Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et, surtout, un immense besoin d’être regardée. Toutes les conditions sont maintenant réunies. »

A l’âge de quatorze ans, Vanessa Springora tombe sous le charme d’un célèbre écrivain quinquagénaire. C’est lors d’un dîner mondain réunissant des personnalités du monde littéraire qu’elle le rencontre. Des yeux bleus glacier, un âge indéterminé, une prestance incroyable. Elle est magnétisée. Plus tard, G.M. il lui envoie des lettres. Puis se met à la suivre dans la rue, provoquant une rencontre. Suivie de rendez-vous. L’adolescente se laisse séduire par cet homme qui pourrait être son père et se retrouve très vite sous son emprise.

Vanessa Springora a aujourd’hui quarante-sept ans, et par l’écriture elle cherche à comprendre comment une telle relation a pu naître et perdurer quasiment deux ans. Comment dans les années 70, il paraissait normal qu’un homme de cinquante ans sorte avec une adolescente et n’en soit jamais inquiété le moins du monde. Comment sa mère a pu cautionner cette relation. Certaines scènes sont aberrantes.

L’écriture pour exorciser son passé, pour tourner enfin la page de ses quatorze ans.

Elle remonte le fil de son enfance ; abandonnée à l’âge de huit ans par son père, elle entretien une relation fusionnelle avec sa mère, éditrice. Elle noie son chagrin dans la lecture, dévore les livres. Son besoin d’être écoutée, regardée grandit en même temps que sa solitude s’aiguise.

Je suis restée abasourdie devant la liste des signataires de ces pétitions pour la dépénalisation des relations sexuelles entre adultes et mineurs dans les années 70. Choquée qu’il faille attendre 2020 pour qu’enfin on se demande si Gabriel Matzneff ne devrait pas répondre de ses actes

La description de cet homme fait d’ailleurs froid dans le dos. Vanessa Springora nous livre un portrait de prédateur sexuel et de pervers narcissique glaçant, qui donne la nausée – un homme charismatique qui manipule le verbe à la perfection, stratège et calculateur. « Toute son intelligence est tournée vers la satisfaction de ses désirs et leur transposition dans un de ses livres. »

Le Consentement est un récit d’une lucidité et d’une maîtrise incroyables, porté par une écriture magnifique, qui m’a laissée hagarde et révoltée.

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« La folie me guette lorsque, pendant les rares moments que je passe encore en classe, je me compare à mes camarades qui rentreront sagement écouter leurs disques de Daho ou de Depeche Mode en mangeant un bol de céréales tandis qu’à la même heure je continuerai à satisfaire le désir sexuel d’un monsieur plus âgé que mon père, parce que la peur de l’abandon surpasse chez moi la raison, et que je me suis entêtée à croire que cette anormalité faisait de moi quelqu’un d’intéressant. »

Laure Limongi – On ne peut pas tenir la mer entre ses mains ***

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Grasset – 28 août 2019 – 288 pages

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La narratrice a quitté son île natale – la Corse – à la suite d’un deuil. Elle y revient sept ans plus tard, le cœur lourd, sans savoir si cela la rend heureuse ou non. Elle retrouve son passé. Elle se souvient de sa maison d’enfance ; la villa de Bastia, L’Alcyon – L’alcyon qui est un oiseau fabuleux nichant sur les flots de la mer et couvant ses œufs pendant sept jours. Elle décrit la maison familiale ainsi : « Un grand escalier de marbre tel un système sympathique reliant la folie de l’étage à la digestion difficile du rez-de-chaussée. Quatre générations écorchées. Un secret qui rampe, de la cave au grenier. »

C’est à L’Alcyon que la petite Huma va naître, quatrième génération d’une famille singulière : la mère vaporeuse, Alice ; la grand-mère Marie qui se fait appeler May car ça fait plus jeune ; et l’arrière-grand-mère Madeleine, l’ogresse bienfaisante. Une famille qui semble porter le fardeau d’une étrange mélancolie teintée de rancœur.

Huma, quel drôle de prénom. Nous sommes à la fin des années 70 et personne ne comprend ce choix de prénom. Mais sa mère l’a rêvé. Ce prénom est sorti de la bouche d’un corbeau. Huma, « ma petite fumée aspirée, mon esprit subtil sur les steppes, les déserts, les forêts. » Une petite fille modèle, qui aime les cloportes. Qui trouve très tôt un refuge dans la lecture – refuge contre le monde, contre cette grand-mère tyrannique et cette mère passive.

Peu à peu, l’écriture nous apprend que l’Alcyon héberge un secret

Il est rare qu’une écriture vous saisisse de cette façon, dès les premiers instants de lecture… Dès les premiers mots, je suis captivée et captive de l’écriture de Laure Limongi. Elle a une façon de décrire certaines scènes, on s’y croirait. Comme cette nuit d’orage où l’électricité est coupée et où, alors que le père raconte une histoire de fantômes, ils entendent des pas lourds au-dessus d’eux… Une écriture au fort caractère, tranchante et juste. On se croirait en Corse, dans un petit village auquel on accède par ces fameuses routes sinueuses. Certains passages sont terriblement évocateurs ; comme la fuite de Lavì et Alice, leur errance de village en village dans les montagnes corses, juste avant la naissance de Huma.

On ne peut pas tenir la mer entre ses mains ; est-ce la Méditerranée ou la mère dont il est question dans le titre ? Quoi qu’il en soit, Laure Limongi nous livre un très beau roman sur la famille et les secrets qui s’y blottissent, les racines et la Corse, qui semble naviguer entre fiction et autofiction.

Armistead Maupin – Chroniques de San Francisco ****

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 Éditions 10-18 – 2000 – 384 pages

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Dans un peu plus de deux semaines, je décolle pour l’Ouest américain… Et nous passons 3 jours à San Francisco. Alors, une petite relecture du premier tome des Chroniques de San Francisco s’imposait ! Je les ai dévorées il y a quasiment dix ans… Et c’est avec délectation que je me suis replongée dans le quotidien du 28 Barbary Lane à la fin des années 70 et de ses habitants, si attachants.

J’ai retrouvé Mary Ann, qui débarque tout juste de Cleveland, fuyant des parents envahissants et infantilisants. Elle rencontre Mme Madrigal qui lui offre un joint pour lui souhaiter la bienvenue dans sa demeure de Barbary Lane, sur Russian Hill… Le lendemain, la jeune femme se trouve un petit boulot de secrétaire dans une grande agence de publicité tenue par l’antipathique Edgar Halcyon, le père de la pulpeuse DeDe. Elle y fait la connaissance de Beauchamp, le mari volage de DeDe, qui ne la laisse pas insensible…

Barbary Lane, c’est aussi Brian, le coureur de jupons invétéré, qui drague au supermarché, à la laverie et écume tous les clubs branchés du moment.

C’est Michael Tolliver – alias Mouse – le gay le plus attachant de la littérature américaine ; qui drague sur patins à glace, se déguise en tout et n’importe quoi, et qui n’hésite pas à participer à un concours de danse du slip pour payer son loyer.

C’est Mona la sauvage, la touchante paumée.

C’est aussi Boris le chat.

Les scènes cocasses s’enchaînent subtilement ; certaines sont à mourir de rire, on se gausse, on se gondole, on se marre… Des dialogues tous plus croustillants les uns que les autres. Et entre les lignes, de l’émotion, brute. Des personnages sensibles. Et vrais. Même les seconds rôles sont bien croqués. Ajoutez-y un soupçon de mystère

La plume mordante de Maupin fait mouche, encore une fois. Cette relecture du premier tome des Chroniques fut on ne peut plus savoureuse et jouissive. Cette saga fait définitivement partie de mes indispensables. Je pense me replonger bientôt dans les suivants. ♡

Dylan Landis – D’extase et d’amour féroce **

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Éditeur : Plon – Date de parution : août 2016 – 248 pages

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Nous sommes dans les année 70 à New-York, Greenwich Village. Rainey Royal a seize ans, elle passe son temps avec sa meilleure amie Tina. Ensemble, elles aiment aguicher leurs professeurs masculins, jouer le jeu de la séduction. Rainey n’a pas une vie très équilibrée pour une adolescente de son âge : sa mère a déserté la maison depuis un an pour vivre dans un ashram, son père Howard est musicien de jazz et passe son temps à inviter des musiciens qui squattent leur maison de jour comme de nuit. Gordy, le meilleur ami de son père, a pris l’habitude de border Rainey chaque soir et de lui caresser les cheveux de façon très ambiguë.

Rainey se comporte comme une garce, et elle aime ça. Avec Tina, elles harcèlent leurs camarades de classe, ou les gens dans la rue, pour les voler. La jeune femme aime également passer des heures au musée pour reproduire les œuvres qu’elle admire et qui la fascinent. Son cœur penche entre son admiration pour la vie de sainte Catherine de Bologne et son goût prononcé pour la séduction. On suit la jeune femme et ses amies jusqu’à leur vingt-cinq ans, et le roman prend la forme de chroniques d’une jeunesse.

Une lecture qui ne m’a pas convaincue… ça se laisse lire, mais je n’ai pas su où l’histoire nous amenait, où l’auteure voulait en venir. Je suis restée extérieure, n’éprouvant aucune empathie pour ces adolescentes. C’est un roman qui met sensiblement mal à l’aise et qui m’a un peu déçue ; j’en avais entendu d’excellentes et enthousiastes critiques, je m’attendais donc à autre chose. Même si, par moments, j’ai aimé l’ambiance, il m’a manqué quelque chose pour apprécier ma lecture.

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« Rainey aime les motifs, elle aime les kaléidoscopes, elle aime les ailes de papillons qui dessinent des mandalas et que l’on place sous verre, et elle aime les rosaces dans les cathédrales, tous les éléments de la nature et de l’homme qui s’imbriquent et forment un système à part entière. »

Celeste Ng – Tout ce qu’on ne s’est jamais dit ****

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Éditeur : Sonatine – Date de parution : mars 2016 – 320 pages

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Lorsqu’on commence la lecture de ce singulier polar, Lydia Lee a déjà disparu, elle n’est pas rentrée de toute la nuit. Elle est morte, mais ses parents ne le savent pas encore. Nous sommes à la fin des années 70, aux États-Unis. Sa mère Marilyn est femme au foyer, elle a fait des études de médecines qui demeurent inachevées et a décidé que sa fille serait le médecin qu’elle n’a pu être. Son père James, d’origine chinoise, est professeur d’Histoire à l’université, il a beaucoup souffert de sa différence et du regard des autres. Son frère Nath semble très proche de Lydia, observateur, il est celui qui la comprend le mieux. Quant à Hannah, c’est la petite dernière, celle qui traîne toujours dans les pattes, qu’on ne voit pas forcément mais qui entend tout.

Les parents appellent la police, commencent à contacter les amies que Lydia fréquentaient… mais ils s’aperçoivent rapidement que personne ne sait où elle est, que personne ne la connaissait vraiment, ni ne la fréquentait réellement. Seul son frère Nath sait que Lydia traînait souvent avec le fils des voisins, Jack…

Chaque membre de la famille se dévoile avec ses pensées, ses complexités. Nous découvrons peu à peu le passé de chacun des parents, leur différence, le milieu d’où ils viennent, les événements qui l’ont conduit au drame. Car comme le narrateur le souligne justement : « Comment est-ce que ça a commencé ? Comme toujours : avec les mères et les pères. » Alors, nous remontons aux racines du mal, aux racines familiales, ces héritages qui pèsent sur les épaules des enfants. Ces héritages dont ils se seraient bien passé.

Dès les premières pages, j’ai senti que ce roman policier ne serait pas comme les autres, qu’il serait différent, qu’il ferait partie de ces livres qui ne vous quittent plus et auxquels on pense longtemps après…

Tout ce qu’on ne s’est jamais dit, c’est tout ce que chacun a gardé au fond de soi, tous les mots – et les maux du passé – qui n’ont jamais fait surface. Avec talent, l’auteure fait émerger ces non-dits, ces regrets qui pèsent sur les épaules des enfants, de génération en génération, le poids des désirs parentaux. Un roman qui met l’accent également sur le statut de la femme dans les années 70, leur problématique émancipation.

C’est en fait un très beau roman psychologique, sur la différence, l’héritage des rêves parentaux, qui déroule sa vérité tout en pudeur. Un roman noir qui se raconte comme un chuchotement, de façon terriblement juste, diffusant à la fois une telle force et une telle douceur que j’en ai été émue aux larmes.

Un coup de   ❤

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« Ce mot essentiel : demain. Chaque jour, Lydia le chérissait. Demain je t’emmènerai au musée voir les os de dinosaures. Demain on apprendra des choses sur les arbres. Demain on étudiera la Lune. Chaque soir une petite promesse arrachée à sa mère : qu’elle serait là le lendemain matin. »

« Qu’est-ce qui rendait une chose précieuse ? La perdre et la retrouver. Toutes ces fois où il avait fait semblant de la perdre. Il se laisse tomber sur la moquette, étourdi de chagrin. »