Gaëlle Josse – Une longue impatience ***

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J’ai Lu – 2019 – 192 pages

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Années 50, dans un petit village de Bretagne, une mère attend le retour de son fils de seize ans, Louis. « L’âge où tout est prêt à s’embraser, à s’envoler ou à s’abîmer. » Ce soir, il n’est pas rentré à la maison. Les soirs suivants, il n’est toujours pas là. Fugue? Disparition? Quelques temps plus tard, elle apprend qu’il a embarqué à bord d’un navire en partance pour l’autre bout du monde.

Peu à peu, l’absence prend toute la place. Peu à peu, la vérité sur cette famille recomposée apparaît. Louis, c’est le fils qu’Anne a eu avec un autre homme – un marin – avant de connaître Étienne et de fonder une famille avec lui. Étienne qui corrigeait souvent Louis, passant ses nerfs sur lui ; le menaçant de l’envoyer en pension, pour le dresser.

« Chaque jour est comme une pierre jetée d’une falaise, qui tombe avec un bruit mat et s’immobilise dans l’oubli. »

Une longue impatience est le portrait d’une mère torturée par l’attente, rongée par l’absence et le silence. L’inquiétude et le remords distillent lentement leur poison dans ses veines. Pour meubler l’absence, Anne écrit des lettres qu’elle n’enverra jamais à son fils. Elle y décrit les fêtes qu’elle fera à son retour. L’écriture délicate et poétique de Gaëlle Josse opère lentement son charme ; en quelques chapitres, l’émotion s’inscrit dans la chair.

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Gaëlle Nohant – La femme révélée ***

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Grasset – 2 janvier 2020 – 384 pages

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États-Unis, années 50. Eliza Bergman se retrouve en cavale. Derrière elle, la jeune femme de trente ans laisse un enfant mais prend soin d’emporter son appareil photo. Elle change de nom, endosse l’identité d’une autre femme, Violet Lee. Elle quitte Chicago pour la France, Paris. Elle traverse l’Atlantique en bateau puis saute dans un train.

Mais pourquoi fuit-elle ainsi ?

Eliza quitte une vie fastueuse pour la misère de la fuite, la discrétion, la peur. À Paris, les souvenirs du Midwest l’étreignent et elle ne peut s’empêcher de capturer la fugacité de la vie et du présent avec son appareil photo accroché à son cou en permanence.

Elle photographie cette vie parisienne des années 50, une nouvelle vie, entre son quotidien de nurse et les sorties nocturnes avec ses nouveaux amis à Saint-Germain-des-Prés. Un fossé immense la sépare désormais de son ancienne existence.

J’ai aimé l’atmosphère de ce roman et cette femme énigmatique ; une américaine à Paris dans les années 50 qui échappe à ses poursuivants ; la solitude incommunicable et lancinante qu’elle éprouve. L’écriture évocatrice et romanesque de Gaëlle Nohant nous dévoile au fil des pages le passé d’Eliza.

La femme révélée nous fait voyager du Chicago des années 50 au Paris de l’après-guerre ; il aborde tout un pan historique passionnant : la lutte pour les droits des noirs aux USA, la ségrégation… La mort de Martin Luther King, les USA après la guerre du Vietnam, les prémices du mouvement hippie

Gaëlle Nohant nous délivre un roman puissant qui évoque aussi bien la question raciale aux Etats-Unis que le féminisme. Un très beau portrait de femme que je n’oublierai pas de sitôt.

Chroniques oubliées #5

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En voyant la liste de mes billets en attente de publication qui s’allonge dangereusement, je me dis qu’il est vraiment temps de faire une nouvelle session de « Chroniques oubliées » ! Dans ce billet, je vous parle de Chaplin, de la ségrégation dans les années 50 en Alabama, de Los Angeles, la ville aux milles visages, mais aussi de la Syrie et de son fameux festival du cheval…

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A1F+DRpBAsLDans ce premier tome, nous découvrons l’enfance et la jeunesse de Charles Spencer Chaplin, ce génie du cinéma américain. On apprend qu’il n’a pas connu sa mère et que son père était un mime et chanteur dramatique… qui a mal fini. Il quitte Londres pour New York, espérant ainsi échapper au fantôme de son père et construire sa propre légende. Il veut la gloire, le succès, la reconnaissance. Que son nom soit sur toutes les lèvres. On suit Chaplin aux USA, de New York à L.A.… L’ascension fabuleuse et rapide du succès, le personnage de Charlot qui se construit grâce au hasard et à l’improvisation… Les dessins sont magnifiques, mais demeurent curieux : à cause de leurs airs toujours excédés et calculateurs, j’ai trouvé les personnages très antipathiques. Une BD à dévorer !

Rue de Sèvres – septembre 2019 – 72 pages

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9782205079258-couvClaudette Colvin, c’est l’adolescente noire qui refusa de céder sa place à une blanche dans un bus, à Montgomery, dans l’Alabama. Celle qui fut éclipsée ensuite par la figure de Rosa Parks, parce qu’elle passait moins bien à l’écran. Émilie Plateau nous offre une immersion dans la peau de cette adolescente noire des années 50, en Alabama. Claudette grandit dans un quartier pauvre, élevée par sa grande-tante et son grand-oncle. Le décor est planté grâce au trait de crayon très parlant et suggestif et un ton absurde et pince-sans-rire. Dessiner pour rendre compte de l’absurdité et de la violence d’une époque envenimée par le racisme. Une fois cette BD refermée, Claudette Colvin devient enfin quelqu’un ; cette adolescente condamnée, qu’on a effacée des mémoires au profit de Martin Luther King, un homme qui en impose davantage et de Rosa Parks, une femme plus distinguée. Un roman graphique qui se veut aussi féministe et qui offre un éclairage nouveau sur l’histoire de la ségrégation.

Dargaud – janvier 2019 – 138 pages

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I23708Dans ce très court texte, on rencontre Alice et Oona, vendeuses dans un magasin de vêtements de luxe. Des vêtements qu’elles ne pourraient jamais se payer. On est à LA. La ville qui n’a pas de centre, où toutes les folies sont permises, où les jeunes femmes rêvent toutes d’être actrices, de percer. Alice suit des cours de théâtre auprès d’un acteur à la retraite, vieillissant. Elle se contente d’une pomme le midi. Pour arrondir ses fins de mois, Alice s’embarque dans un curieux commerce. Un récit bref qui fait grimper le malaise jusqu’aux derniers mots.

La Table Ronde – octobre 2019 – 48 pages

 

 

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imageDepuis les années 20, le général Gouraud est connu en Syrie pour avoir fait cesser la révolte des nationalistes syriens dans un bain de sang. C’est le général français que l’on maudit à chaque malheur qui s’abat sur la Syrie. Christopher Donner entreprend un voyage en Syrie avec trois amis ; parmi eux, Jean-Louis Gouraud, écrivain, Daniel Rondeau, photographe et Daniel Marinier, cinéaste. Ils sont invités à Damas à l’occasion du Festival du cheval. Les quatre visiteurs se sentent privilégiés de découvrir ce pays ravagé par huit années de guerre civile, mais très vite, ils se rendent compte qu’ils se sont fait avoir… On prétend que Jean-Louis Gouraud serait le petit-fils du général Gouraud, venu s’excuser devant le tombeau de Saladin pour tout le mal que son ancêtre a fait à la Syrie. Or, le général est mort sans avoir jamais eu d’enfant. Un témoignage aux accents absurdes, qui mêle farce et politique. « C’est en quittant Damas qu’on voit la guerre, et ce qu’on voit de la guerre c’est qu’elle est bel et bien finie : pour qu’elle continue, il faudrait qu’il y ait encore des trucs à détruire, encore un peu de vie. Là, tout est mort, ratiboisé, hiroshimiesque. »

Grasset – novembre 2019 – 160 pages

Bren McClain – Mama Red ***

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Le Nouveau Pont – 8 octobre 2019 – 330 pages

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Avec son premier roman Mama Red, Bren McClain nous offre une plongée dans l’Amérique profonde des années 50 ; nous atterrissons dans une petite ferme de Caroline du Sud. On y rencontre des personnages en proie aux mêmes démons : le passé, la famille, l’éducation violente, la pauvreté…

Sarah se retrouve désemparée après la mort de Harold, son alcoolique de mari, et toute seule pour élever un enfant de six ans, qui n’est pas vraiment le sien… Emerson Bridge est en effet le fils que son mari a eu avec la voisine, Mattie, la meilleure amie de Sarah…

Bren McClain nous peint le portrait d’une mère qui peine à joindre les deux bouts – certains matins, Sarah n’a même pas de quoi préparer un petit déjeuner à Emerson. C’est aussi une femme qui demeure hantée par son passé et notamment l’éducation plutôt violente que sa mère lui a donné. Les derniers mots, empreints de haine, que cette dernière lui a adressés : « Tu ne feras jamais une bonne mère. » restent gravés dans son cœur. Jour après jour, Sarah compte ses dettes, coud des robes, et son passé la rattrape.

Quand elle apprend qu’un enfant a remporté près de 680 dollars à la foire au bétail grâce à un bœuf, Sarah en veut absolument un pour son fils… Il comblerait le vide laissé par son père et permettrait de gagner l’argent qui leur manque.

Ce veau, ils vont pouvoir l’acheter grâce à Ike Trasher, un propriétaire terrien à la générosité providentielle qui débarque un matin dans leur vie. Un curieux personnage, qui fait tout pour devenir un homme, un vrai, selon le vœu de son père.

Et Mama Red ? C’est une vieille vache à qui Sarah va beaucoup se confier. Une vache qui est avant tout une mère ; qui va briser sa clôture à s’en blesser le cou, parcourir plusieurs kilomètres en pleine nuit, afin de rejoindre son veau. Grâce à Mama Red, la jeune femme va enfin comprendre ce qu’est l’essence d’une mère.

Ce roman, c’est aussi le destin de LC Dobbins, inscrit au concours de bétail par son père, un éleveur de renom prêt à tout pour gagner et qui ne cesse de vouloir faire de son fils un homme, un vrai. Qui lui farci la tête avec les valeurs viriles et la chasse… LC est élevé à la dure, les claques sont quotidiennes et la douceur, la tendresse n’ont pas lieu d’être.

Le premier roman de Bren McClain est écrit avec simplicité et justesse ; il aurait pu verser dans le mélo ou la miévrerie, mais non. Il à réussi à me prendre aux tripes, véritablement. Un roman étonnant qui m’a tour à tour émue et révoltée. Mama Red ne nous épargne pas et nous délivre de belles réflexions sur la bienveillance, l’attachement maternel, la maternité – mais aussi la paternité, la violence faite aux êtres humains mais aussi aux animaux. Enfin, c’est surtout un roman sur la résilience.

Lecture dévorée dans le cadre du #PicaboRiverBookClub ❤

Philippe Labro – Un été dans l’Ouest ***

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Folio – 1990 – 288 pages

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« Quand j’ai pris la route cet été-là, quand je me suis retrouvé seul face aux cinq mille kilomètres qu’il faudrait franchir en auto-stop pour atteindre mon rendez-vous dans les forêts de l’Ouest, j’ai su que j’étais au seuil d’une aventure nouvelle. »

Nous sommes dans les années 50. Le narrateur – « ce jeune homme ignorant, apeuré mais aventureux et assoiffé de vivre et de savoir » – part à la découverte de l’Ouest américain, dans les pas de Thoreau, l’été de ses dix-neuf ans.

Étudiant français dans une université de l’Est, il part à la conquête d’un summer job ; il est engagé comme ouvrier forestier au camp de West Beaver, dans les montagnes du Colorado. Avec toute une équipe d’hommes, il est chargé de sauver les pins Ponderosa du travail destructeur des insectes…

Avant d’atteindre le camp, il doit prendre la route. Faire du stop. Monter dans une foule de Greyhound. C’est dans l’un d’eux qu’il rencontre Amy, la fille Clark à la voix chaude et aux cheveux fous. La fille à la guitare, dont il croit tomber amoureux. Chanteuse en veste à franges de chasseur, qui écrit des chansons et parcourt le pays à la recherche d’inspiration. Elle lui offre La Loi de la route, après avoir échappé à une tornade.

Arrivé au camp, le Frenchy – comme tout le monde va se mettre à l’appeler – rencontre Wild Bill, le barbu aux bottes noires de motard, et au tatouage intriguant. Qui dort avec un flingue sous l’oreiller… Dick le driver, l’insensé, le suicidaire. Pacheco, le mexicain, son fidèle coéquipier. Mack, qui le guide dans la forêt et lui délivre ses secrets, lui enseigne le langage des arbres, le sens de l’observation…

Avec Un été dans l’Ouest, Philippe Labro nous embarque pour une immersion dans les forêts du Colorado et nous offre un roman initiatique puissant. Nous voyageons aux côtés de ce Frenchy attachant ; avec lui, on est bouleversé par l’Ouest et sa nature – « les fleurs sauvages, les oiseaux et la musique des bêtes dans la nuit au cœur des forêts de l’Umcompaghre ; les signes et messages, pluie, soleil ou tornade, plusieurs fois venus du ciel vers moi. » Mais on est aussi saisi par la sauvagerie humaine… Au cours de cet été singulier et hors du temps, il apprend ce qu’aucun livre ou professeur d’Université ne lui enseignera jamais…

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« Convaincu, comme je l’avais appris en lisant Thoreau, que la seule question qui vaille d’être posée était : « Comment vivre ? Comment obtenir le plus de vie possible ? », je suis parti le cœur ouvert à la recherche de cette vie-là – cette vie de plus qui m’obsédait et que je sentais remuer en moi comme un grondement sourd qui meuble, la nuit, le silence de certaines zones industrielles, dont on ne sait d’où il vient mais qui signifie qu’un haut fourneau, quelque part ne s’arrête pas de brûler. »

Sylvia Plath – La Cloche de détresse ***

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Éditeur : Denoël – Date de parution : avril 2014 [1963] – 366 pages

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La Cloche de détresse, c’est le fameux et l’unique roman de Sylvia Plath, publié quelques mois avant qu’elle ne se suicide. Le personnage principal, Esther Greenwood, étudiante en lettres, n’est autre que son double. Nous sommes au début des années 50, la jeune fille vient de débarquer à New York, grâce à un concours de fiction organisé par un magazine de mode ; ce qui lui donne droit à une bourse ainsi qu’un stage d’un mois au sein du magazine, aux côtés d’autres chanceuses.

Dans une langue poétique et métaphorique, Esther s’interroge sur le sens de sa vie de femme. Très vite, on découvre un brin de femme qui se sent inadaptée dans ce monde tel qu’il est ; elle se fait un soir la réflexion qu’elle n’a plus été heureuse depuis ses neuf ans. Esther ne se voit pas vivre comme tout le monde, étouffée par le carcan des conventions, ou travailler sous les ordres d’un homme. Elle est en fait tiraillée entre deux vies très différentes : devenir mère & épouse ou devenir poétesse, écrire comme elle l’a toujours désiré.

Esther est une héroïne mélancolique, qui ne semble percevoir que le vide de sa propre vie. La métaphore de la cloche de verre, qui la fait « mijoter dans son propre air vicié », se développe et prend de l’ampleur tout au long de ce roman aux forts accents autobiographiques. Elle se sent prisonnière de cette cloche, qui tour à tour l’oppresse et se suspend au-dessus d’elle comme une épée de Damoclès.

Un roman à la fois dérangeant et fascinant, au ton terriblement juste, qui fait preuve d’une grande maîtrise de l’écriture. Arbres d’hiver et Ariel se trouvent dans ma bibliothèque, je pense que je vais me plonger à nouveaux dans ses poèmes…

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« Je voyais ma vie se ramifier sous mes yeux comme le figuier de l’histoire. Au bout de chaque branche, un avenir merveilleux, telle une grosse figue violacée, me faisait des clins d’œil. L’une des figues était un mari, un foyer heureux avec des enfants. Une autre figue était une poétesse célèbre. Une autre, un brillant professeur… »

« La dernière chose que je voulais, c’était bien la sécurité infinie, et être l’endroit d’où part la flèche. Je voulais des changement, de l’excitation, je voulais moi-même partir dans toutes les directions, comme les traînées colorées des fusées du 4 juillet. »

« Pour la personne qui se trouve sous la cloche de verre, vide et figée comme un bébé mort, c’est le monde lui-même qui est le mauvais rêve. »

Elena Ferrante – L’amie prodigieuse ***

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Éditeur : Folio – Date de parution : février 2016 – 429 pages

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Le roman commence par la disparition de Lila. Son fils appelle Elena pour le lui dire. Lui dire qu’elle est partie sans laisser une seule trace d’elle, sans rien dire. Elena, en colère, se rappelle alors leur amitié ; si singulière, pétrie de sentiments contradictoires. Elle entreprend de la raconter en commençant par leur enfance.

Elena est une petite fille qui fait tout pour recevoir l’admiration de ses proches. Réussir en classe est surtout devenu une façon d’impressionner son amie Lila, naturellement douée pour les études, mais qui finira par travailler dans la cordonnerie familiale, sans aller au collège. Nous sommes à la fin des années 50, dans un des quartiers pauvres de Naples.

On découvre une amitié très complexe : faite de jalousie, de compétition scolaire ou amoureuse, de non-ditsLeur relation est infiniment complexe, à la fois fusionnelle et distante, elle se nourrit de leur goût commun d’apprendre et de réussir. L’amitié qui lie Elena à Lila est à la fois ombrageuse et lumineuse.

Ce beau roman, composé de deux parties : enfance et adolescence, possède une écriture envoûtante et hypnotique. Il s’agit du premier tome de la saga portant sur ces deux héroïnes, et il me tarde de me procurer le nouveau tome, sorti tout récemment : Le Nouveau nom !

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« Il y avait une part d’insoutenable dans les choses, les gens, les immeubles et les rues : il fallait tout réinventer comme dans un jeu pour que cela devienne supportable. L’essentiel, toutefois, c’était de savoir jouer, et elle et moi – personne d’autre – nous savions le faire. »

« et je pensais à Lila et moi, à cette capacité que nous avions toutes deux quand nous étions ensemble – seulement ensemble – de nous approprier la totalité des couleurs, des bruits, des choses et des personnes, de nous les raconter et de leur donner de la force. »