Ulrich Alexander Boschwitz – Le voyageur ***

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Grasset – octobre 2019 – 336 pages

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Le voyageur paraît en 1939 en Angleterre sous le titre The Man Who Took Trains, puis en 1940 aux Etats-Unis sous le titre The fugitive. Ulrich Alexander Boschwitz a vingt-trois ans lorsqu’il écrit ce roman en quelques semaines à peine ; il vient de fuir l’Allemagne nazie. Dans l’Allemagne de l’après-guerre, impossible de publier un tel récit. Il faut attendre 2017 et l’éditeur Peter Graf pour que ce récit soit édité en allemand.

Berlin, novembre 1938. Otto Silbermann, négociant fortuné, est obligé de quitter son domicile et sa femme, brusquement. Il est recherché, on le traque. Son crime ? Il est Juif. L’un après l’autre, ses amis l’abandonnent. Il commence par monter dans un train. Un autre. Puis un autre… De trains en trains, Otto cherche un moyen de quitter ce pays peu à peu gangrené par le Parti. Il cherche une échappatoire, en vain. En cavale, avec la mort aux trousses, il va sillonner le pays, 30 000 marks en poche, sans pouvoir le quitter.

Un matin sur le quai d’une gare, il se demande s’il ne serait finalement pas plus simple d’en finir. Il suffirait juste de se laisser tomber… Se laisser tomber sur les rails, juste avant que le train n’entre en gare. Mais il se ressaisit. Non, il ne flanchera pas. Il doit survivre.

Un roman sombre et tortueux, dans lequel nous voyageons aux côtés de ce personnage privé de tous ses biens, de sa dignité, et enfin de sa raison… Comme Otto, plusieurs centaines de milliers de Juifs qui tentaient de fuir se sont retrouvés pris au piège – frontières infranchissables, visas impossibles à décrocher. L’auteur nous offre le témoignage d’une des pages les plus sombres de l’Histoire ; comment ces horreurs ont-elles pu se dérouler en toute légalité sur le sol du Reich et ne provoquer qu’une indifférence et une passivité effrayantes au sein de la communauté internationale de l’époque ?

Un récit effroyable mais nécessaire, pour une lecture bouleversante, qui me laisse transie. « Ces derniers temps, j’ai souvent la sensation que… que le monde est devenu fou… ou plutôt que je ne sais plus du tout comment l’affronter… »

 

 

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Denis Rossano – Un père sans enfant ****

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Allary Editions – Août 2019 – 368 pages

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Le père, c’est Douglas Sirk, metteur en scène de théâtre dans les années 20 et l’un des réalisateurs fétiches de Goebbels dans les années 30 en Allemagne. Marié à une juive, il doit fuir l’Allemagne nazie… Il trouvera refuge à Hollywood.

L’enfant, c’est Klaus Detlef Sierck, le fils que Douglas a eu avec sa première femme, une actrice déchue qui plonge la tête la première dans les méandres du nazisme. Lorsqu’ils divorcent en 1928, Lydia lui interdit de revoir Klaus, qui n’a alors que quatre ans.

Pour nous raconter son histoire, Denis Rossano se glisse dans la peau d’un étudiant en cinéma des années 80 qui rencontre Douglas Sirk. Il fait le voyage jusqu’à Lugano, en Suisse, pour le voir. Sirk est alors un vieil homme de quatre-vingts ans. Ensemble, ils se retrouvent au bord du lac et ils discutent. De cinéma bien sûr. Mais aussi de littérature, de théâtre, de philosophie…. L’étudiant est animé d’une insatiable soif de savoir. A travers les dialogues, le vieil homme se dévoile, livre des pans de son passé et c’est le Berlin des années 30 qui revit, la propagande, son ascension fulgurante dans le cinéma allemand de la propagande, son exil américain avec Hilde…

Le cinéaste de génie ne livre quasiment rien sur Klaus, le fils perdu, l’enfant aux yeux bleus et aux cheveux blonds comme les blés, qui fut l’égérie du cinéma nazi… Cet enfant dont l’absence est intolérable et qui hante l’oeuvre cinématographique du père.

Une des seules fois où ce sujet brûlant est abordé, le cinéaste aura ces mots : « Klaus, c’est ce qui continuera de me briser jusqu’à mon dernier souffle. Il est ma débâcle, ma dévotion, ma tendresse, ma honte, mon regret. Klaus est l’enfant des souvenirs qui ne cesseront jamais de faire mal. » Une déclaration d’amour vibrante.

Un Père sans enfant est un roman vrai, écrit avec beaucoup de pudeur et d’émotions. Un récit abouti qui dégage une force romanesque rare et qui m’a tout à la fois bouleversée et fascinée.

Jonglant entre réalité et imagination, Denis Rossano nous livre le portrait magnifique d’un père torturé par son histoire et hanté par ce fils qu’il n’a pu sauver et qu’il n’a jamais revu, sinon sur un écran de cinéma.

Vous l’aurez compris, ce roman est un coup de ❤ et je ne peux que vous le recommander…

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« Un lac dans les montagnes de Bavière. L’eau a gelé dans la nuit ; maintenant, c’est l’aube et le ciel s’éclaircit. Une brume d’aurore flotte encore, elle va se dissiper lentement. Un homme se tient debout sur la rive, chaudement vêtu. Il serre contre lui un tout petit garçon. – Regarde Klaus. C’est la nature qui respire. »

Katharina Hagena – Le bruit de la lumière ***

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Editions Anne Carrière – août 2018 – 250 pages

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La narratrice est dans la salle d’attente d’un neurologue ; avec elle, quatre personnes attendent. Pour tromper l’ennui, par jeu, par excès d’imagination, elle s’amuse à inventer une vie pour chacun de ses compagnons d’attente. Un jeu qui interroge la frontière entre fiction et réalité.

Ainsi, cette jeune femme avec une plume collée sur la semelle de sa chaussure, ce sera Daphne Holt ; une botaniste qui travaille sur les mousses et leur typologie et qui part au Canada, à la recherche d’une collègue disparue. Et le veuf planqué derrière son journal ce sera cet homme d’âge mûr qui part au Canada à la recherche du souvenir de sa femme. Artiste sonore, il tente de capturer le son que fait une aurore boréale… L’enfant qui joue avec son téléphone sera un enfant autiste qui enquête pour retrouver sa mère et sa sœur parties pour la planète Tchou. Il interprète tout ce qu’il voit : distributeur de bonbons, bouches d’égouts, d’aération… comme un signe qui le mettra sur la piste de sa mère. [Un personnage qui me fait immédiatement penser au petit garçon du roman de Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et incroyablement près – à la recherche de son père dans le New York de l’après 11 septembre 2001.] Enfin, il y a cette vieille femme qui lance de curieux regards et ne cesse de fouiller dans son sac… Elle sera celle qui lutte contre la maladie d’Alzheimer.

Des personnages qui partent tous au Canada, attirés par les grands espaces, le froid, les aurores boréales, la sonorité indienne des régions et villes… Et une histoire qui semble revenir sous différentes versions au fur et à mesure des personnages inventés. Une fausse couche, un accident de voiture, une trahison / une disparition.

La narratrice réalise un entrelacs d’existences fictives qui se font écho. Et peu à peu, on se rend compte que les histoires de chacun de personnages ont toute un point de jonction, des motifs récurrent, une obsession commune. Elles se rejoignent : chaque histoire qui naît de l’imagination de cette femme est la variation d’une seule et même histoire : la sienne. Raconter l’histoire des autres pour ne pas avoir à raconter la sienne, pour la fuir – et malgré tout, la vérité fait lentement surface.

Une écriture fine et ciselée, entre humour et surnaturel. La lumière est celle des aurores boréales, du ciel ? Le bruit, celui de la neige qui craque sous les pas ou celui des souvenirs ? Un roman à la construction originale, qui m’a complètement séduite. Peu à peu le roman prend des allures de thriller, et l’énigme se déroule comme une pelote de laine jusqu’à la révélation finale. Une très belle réflexion sur la mémoire, les souvenirs, la frontière entre réalité et fiction, l’écriture et l’invention.

Benedict Wells – Le Dernier été **

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Éditeur : Slatkine & Cie – Date de parution : 20 août – 416 pages

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Fin des années 90. Robert Beck enseigne l’allemand et la musique dans un lycée où il ne supporte plus ses collègues. Approchant de la quarantaine, il accuse le coup d’une carrière ratée de musicien ; son rêve s’est brisé le jour où il s’est fait virer de son groupe comme un malpropre. Deux rencontres vont venir s’inscrire dans sa routine et le détourner de son enlisement dans le quotidien. Il y a Rauli, cet élève lituanien brimé par les autres et qui se révèle être un prodige de la musique. Beck va le prendre sous son aile pour en faire la nouvelle star montante… Et Lara, cette serveuse qu’il surprend en pleine rupture amoureuse au téléphone dans la rue. Qu’il drague alors qu’elle n’est pas du tout son genre.

Le dernier été c’est l’été 99. L’été durant lequel Beck, Rauli et Charlie – son meilleur ami afro-allemand maniaco-dépressif et toxicomane échappé de l’hôpital psychiatrique – prennent la route, direction Istanbul.

Robert Beck est un personnage très antipathique, égoïste et ironique qui ne pense qu’à lui, qui peut lancer de sacrées vacheries à ses amis puis le regretter aussitôt – ou pas… C’est un homme lâche, menteur et vaniteux qui se rend compte qu’à trente-sept ans il n’a toujours pas vécu et qu’il est peut-être en train de rater sa vie.

Une drôle d’écriture, un peu maladroite parfois (mais peut-être est-ce dû à la traduction ?) Un roman qui m’a tour à tour attendrie, agacée, laissée de marbre pour finalement m’émouvoir sur les dernières pages. J’ai eu un mal fou à ressentir de l’empathie pour Beck… Une lecture donc relativement mitigée pour moi. J’ai de loin préféré son premier roman paru en France, La Fin de la solitude.

Et vous, qu’en avez-vous pensé ?