Antoine Wauters – Mahmoud ou la montée des eaux ***

« Je suis de l’autre côté. Dans le monde du souvenir. »

Syrie. Mahmoud est un vieil homme à présent. Il a pris l’habitude de sortir seul et de naviguer sur sa barque en bois de pin, sur le lac artificiel el-Assad qui a englouti sa ville natale il y a de cela plusieurs années, en 1973. Lorsqu’il plonge, il se retrouve à palmer et nager au-dessus des ruelles de son passé, il survole sa mémoire. Il rame au-dessus de ses souvenirs – sa maison d’enfance, ses parents, l’enfant qu’il a été, son premier amour.

« Chaque jour je nage jusqu’à me revoir enfant. »

La guerre gronde. Le sang coule. Et le vieil homme égrène ses souvenirs au fil de ses escapades sous-marines. Sa femme Sarah, éprise de poésie russe. Son séjour en prison. Sa première femme, Leila. Ses enfants. Ses poèmes.

Un roman-poème qui se déroule, vers après vers, mélancolique, où l’écriture, à l’image de la nage, ravive la douleur tout en apaisant le cœur. Un texte hanté par l’absence qui ne se laisse pas qualifier aisément : poésie ? théâtre ? Une certaine mise en scène poétique, pleine de grâce. C’est la voix d’un homme au seuil de la fin de sa vie, un poète, qui parle de la perte d’êtres chers, de la guerre qui ravit tout.

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Gaëlle Josse – Une longue impatience ***

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J’ai Lu – 2019 – 192 pages

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Années 50, dans un petit village de Bretagne, une mère attend le retour de son fils de seize ans, Louis. « L’âge où tout est prêt à s’embraser, à s’envoler ou à s’abîmer. » Ce soir, il n’est pas rentré à la maison. Les soirs suivants, il n’est toujours pas là. Fugue? Disparition? Quelques temps plus tard, elle apprend qu’il a embarqué à bord d’un navire en partance pour l’autre bout du monde.

Peu à peu, l’absence prend toute la place. Peu à peu, la vérité sur cette famille recomposée apparaît. Louis, c’est le fils qu’Anne a eu avec un autre homme – un marin – avant de connaître Étienne et de fonder une famille avec lui. Étienne qui corrigeait souvent Louis, passant ses nerfs sur lui ; le menaçant de l’envoyer en pension, pour le dresser.

« Chaque jour est comme une pierre jetée d’une falaise, qui tombe avec un bruit mat et s’immobilise dans l’oubli. »

Une longue impatience est le portrait d’une mère torturée par l’attente, rongée par l’absence et le silence. L’inquiétude et le remords distillent lentement leur poison dans ses veines. Pour meubler l’absence, Anne écrit des lettres qu’elle n’enverra jamais à son fils. Elle y décrit les fêtes qu’elle fera à son retour. L’écriture délicate et poétique de Gaëlle Josse opère lentement son charme ; en quelques chapitres, l’émotion s’inscrit dans la chair.

Stéphanie Dupays – Comme elle l’imagine ***

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Mercure de France – mars 2019 – 168 pages

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Laure rencontre Vincent sur Facebook. Au détour d’une publication, leurs commentaires se lient. De publiques, leurs conversations deviennent privées. Les nuits d’insomnies s’enchaînent, les mots se déversent d’un compte à l’autre, d’un numéro à l’autre et des liens se tissent, étrangement ténus. Ils s’échangent mille sms par jour et l’éminente professeur à la Sorbonne ne semble vivre que pour le son qu’émet son téléphone lorsqu’elle reçoit un sms de Vincent.

L’auteure analyse le sentiment amoureux dans cette absence de l’être aimé, cette distance et cette correspondance moderne ; analyse de sms, convocation de Proust et de Flaubert pour tenter de décrypter le moindre mot et la moindre virgule… L’absence qui, pour Marcel Proust, est « la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences. » Un roman à la plume sensible et efficace, qui m’a séduite et qui regorge de phrases terriblement justes sur l’amour, le désir. « Être amoureux c’était donner à l’autre la possibilité de blesser. Pouvait-on aimer sans abandonner toutes ses armes? »

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« Ce n’était pas une mélancolie paralysante, plutôt un simple voile gris brouillant son regard et tissé de tous ces scandales banals que sont les parents qui vieillissent, les amis qui s’éloignent, le monde qui devient de plus en plus brutal. »

« Vincent lui manquait, si tant est que l’on puisse ressentir comme un ma que l’absence d’un homme dont on n’a jamais connu la présence et qui n’est qu’une image pixélisée enveloppant un amas de signes. »

Diane Ducret – La meilleure façon de marcher est celle du flamant rose ***

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Éditeur : Flammarion – Date de parution : février 2018 – 273 pages

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Enaid se fait larguer au téléphone dans le taxi qui l’emmène à Gdansk, Pologne. Pour couronner le tout, Léna, sa mère biologique qu’elle n’a jamais revu depuis l’enfance, lui annonce qu’elle a un cancer en phase terminale.

À trente-trois ans, la jeune femme n’a jamais pu se défaire d’une indéfinissable sensation de manque ; depuis l’enfance elle sent que quelqu’un ou quelque chose lui manque. Et selon la loi d’Enaid, le pire lui arrive toujours. « Tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera encore plus mal qu’on aurait humainement pu le prévoir. » C’est une loi de Murphy puissance dix.

Ces deux mauvaises nouvelles permettent à la jeune femme de faire un bond en arrière dans ses souvenirs et d’évoquer son enfance et son adolescence, de Paris à Biarritz, en passant par Rome, Le Caire et San Diego, Enaid l’enfant surdouée cherche à combler ce manque en elle.

Elle se souvient de Léna, éternel oiseau de nuit, qui l’a enlevée à l’âge de six ans à la sortie de l’école pour l’embarquer dans sa vie, lui faisant croire à un voyage en Amérique.

Elle se souvient d’Yvette, sa mère adoptive, qui a pour unique obsession de faire en sorte qu’Enaid ne devienne pas une traînée comme Léna. A l’adolescence, elle se rend compte que ses parents adoptifs sont vraiment vieux. En fait, Yvette et André sont ses grands-parents. Et ils ne rient jamais.

Ce bouquin à la couverture ornée d’un flamant rose est une très belle surprise ! Avec un ton délibérément mordant et tordant, Enaid se livre sur sa vie, le manque de sa mère, ses échecs. Un beau roman initiatique à l’humour décapant – laissant aussi la place à l’émotion – qui met en lumière une relation mère-fille caractérisée par l’absence.

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« Vient ensuite la déferlante de lieux communs, à commencer par le : « C’est pas toi, c’est moi. »  J’imagine Hitler disant aux Juifs de Varsovie : « C’est pas vous, c’est moi. » Ou l’ours sur la banquise en train de chiqueter un phoque : « C’est pas toi, c’est moi. »

« Je ne sais pas comment ils vivent, ceux qui n’ont pas songé à mourir au moins une fois, ceux qui n’ont pas pleuré jusqu’à leur bile, ceux qui sont tout de suite heureux. »

« Toutes les fois où je me suis ramassée m’ont laissé la pire cicatrice qui soit, la peur. Celle d’aimer, qu’on ne m’aime pas, d’être seule, de tomber, d’être loin de chez moi. Vivre me fait mal aux coutures à peine cicatrisées, ça me tire trop fort. Je suis un Frankenstein aux cent bouts rapiécés. »