Anne-Laure Bondoux – La Magnifique ***

Pocket – 2022 – 253 pages

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À Maussad-Vallée, au milieu des champs et de nulle part, la vie n’est qu’une suite de calamités pour Bella Rossa… Alors qu’elle a tout juste vingt ans, la jeune femme a connu des sécheresses, des inondations, des incendies, des invasions de sauterelles, des coulées de boue, des épidémies… Sa mère l’a quittée quand elle était enfant et son père est devenu un vieil infirme toujours aussi odieux et violent en paroles – mais plus en gestes heureusement.

Bella Rossa ne supporte plus sa vie dans cette bourgade remplie d’abrutis et perdue, éloignée de toute civilisation ; les hommes deviennent tous fous furieux et injurieux dès qu’ils la croisent à cause de sa beauté flamboyante et – surtout – de son opulente poitrine. Elle n’attend qu’une seule chose : partir.

La jeune femme profite de la guerre pour se carapater avec sa cariole fraichement fabriquée et tout un stock de casseroles et chandeliers amassé au fil du temps, au fil de ses déboires. Sous le soleil implacable des plaines, Bella Rossa compte colporter sa marchandise de patelin en patelin, de ville en ville, peut-être jusqu’à l’océan. Elle espère retrouver ainsi la trace de sa mère. Sauf que la pire des calamités lui tombe dessus… L’amour.

Bella Rossa est une héroïne au tempérament de feu – une femme forte et fougueuse, qui ne se laisse jamais abattre et qui a plus d’un tour dans son sac. Les personnages secondaires sont tout aussi savoureux ; l’amoureux manchot, le père alcoolique et irrascible… Anne-Laure Bondoux nous offre un trio de personnages si attachants. Quelle pépite que ce roman piquant ! Une lecture féministe qui s’est révélée drôle, émouvante et surtout terriblement juste ❤️ Un bonheur de lecture par les temps qui courent.

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Jessica Au – Pour qu’il neige **

Grasset – 1er mars 2023 – 180 pages

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Une jeune femme retrouve sa mère à Tokyo, le temps d’un voyage. Le temps s’écoule lentement au rythme de leurs balades sous les arbres aux feuilles qui tombent, de leurs visites dans les innombrables musées. Elles marchent, observent la pluie tomber, déambulent. Ces déambulations contemplatives font resurgir des souvenirs d’enfance ; l’oncle et sa boutique d’oiseaux, un ancien professeur…

Ce voyage apparaît dès le début comme une tentative, de la part de la narratrice, de réparer la relation avec sa mère ; sa mère qui semble si souvent hors d’atteinte, distante et taiseuse. Les discussions s’engagent mais finissent toutes dans une impasse.

Pour qu’il neige est un court roman que j’ai trouvé délicat et élégant, mais dans lequel je n’ai pas réussi à m’immerger complètement. Il m’a manqué ce petit quelque chose d’indéfinissable pour m’approprier vraiment ce texte. L’émotion que j’attendais n’était pas au rendez-vous. Il s’en dégage au contraire une certaine distance, une froideur à laquelle je ne m’attendais pas.

Alexandra Koszelyk – L’Archiviste ***

Aux Forges de Vulcain – 2022 – 272 pages

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Dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine, les œuvres d’art et la mémoire culturelle du passé ont été mises à l’abri des bombes et du chaos, dans les sous-sols de la bibliothèque… Une jeune femme, archiviste, est chargée de veiller sur elles. Elle semble être la dernière encore en vie pour les protéger. Chaque nuit, ne trouvant le sommeil, K se réfugie auprès de ces œuvres et se plonge dans la lecture de manuscrits.

Une nuit, l’archiviste reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes, ses chansons… Son patrimoine culturel. L’homme au chapeau lui demande de falsifier les œuvres. Si elle refuse, il s’en prendra à sa sœur Mila, retenue captive, ou encore à sa mère, mourante.

Nuit après nuit, K s’attelle donc à cette tache de falsification créatrice. Heureusement, des ombres semblent veiller sur elle. De curieuses scènes surgissent devant ses yeux, tout droit venues du passé – de troublants voyages à travers les époques et les arts. A la fin de chacune des visions, un objet lui reste entre les mains – une fleur, une partition… Un passé qui n’est pas prêt à disparaître.

K se sent profondément coupable de devoir ainsi falsifier ces œuvres qui représentent son pays ; mais elle va parvenir à se jouer de l’envahisseur et à glisser des messages cachés dans chacune des œuvres falsifiées. Au fil de ses re-créations, ses propres souvenirs émergent – petite et grande histoire s’entremêlent.

J’ai été déroutée au début par ce côté surnaturel auquel je ne m’attendais absolument pas. Et puis finalement, j’ai trouvé ce procédé très beau et subtile. Ce roman est un magnifique chant d’amour à la culture ukrainienne, à la littérature, aux arts, tout simplement. Un roman qui m’a surprise et conquise.

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« La joie et le jeu colonisaient les œuvres depuis des lustres, les artistes étaient ces êtres qui déjouaient les exigences de leurs commanditaires, trouvant toujours assez de liberté entre les mailles des contraintes pour leur faire un pied de nez sans qu’ils le sachent. »

« Les textes sont ces tissus que les êtres portent, même quand ils sont nus. »

Maria Primatchenko

Blandine Le Callet – La ballade de Lila K ****

Le Livre de Poche – 2012 – 354 pages

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Lila, la narratrice, l’héroïne de ce roman éponyme intriguant, nous raconte son histoire. Alors qu’elle est une enfant, des hommes en noir surgissent chez elle et enlèvent sa mère. Lila est conduite dans un Centre – une curieuse pension, une prison, un asile ? Elle y est prise en charge, soignée, opérée, nourrie de force. Lila est une enfant de 6 ans qui semble souffrir de plusieurs séquelles… Elle ne supporte aucune nourriture, la lumière l’aveugle, tout contact tactile la débecte. Elle a en horreur les autres et notamment les autres enfants. « Surdouée, asociale, polytraumatisée. » Elle grandit avec une seule et unique obsession : retrouver sa mère, dont le souvenir s’est estompé.

Le roman de Blandine Le Callet m’a complètement envoûtée, absorbée. Si je n’avais pas été aussi fatiguée, j’aurais pu le finir en une nuit, tellement j’étais avide d’en connaître la suite chaque soir. L’autrice nous plonge dans une société du futur, dans les années 2100 ; une société où les livres sont devenus toxiques – c’est ce que la mystérieuse Commission prétend, en tous cas – la chirurgie esthétique obligatoire, les grossesses contrôlées et les caméras omniprésentes. On peut tomber sur des chimères et des chats qui passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…

Si l’univers romanesque est habilement construit, c’est l’héroïne qui m’a surtout fascinée. Son intelligence supérieure, son culot et sa détermination. Les personnages secondaires ne sont pas en reste : Monsieur Kauffmann, personnage excentrique qui marquera Lila à tout jamais ; Fernand et sa fidélité à toute épreuve, Milo et le halo de mystère qui l’entoure.

La Ballade de Lila K est un roman d’apprentissage et de science-fiction addictif et puissant qui résonne avec justesse dans notre actuelle société ; c’est également un magnifique message sur la résilience. Lila va demeurer un moment dans mon esprit.

Antoine Wauters – Mahmoud ou la montée des eaux ***

« Je suis de l’autre côté. Dans le monde du souvenir. »

Syrie. Mahmoud est un vieil homme à présent. Il a pris l’habitude de sortir seul et de naviguer sur sa barque en bois de pin, sur le lac artificiel el-Assad qui a englouti sa ville natale il y a de cela plusieurs années, en 1973. Lorsqu’il plonge, il se retrouve à palmer et nager au-dessus des ruelles de son passé, il survole sa mémoire. Il rame au-dessus de ses souvenirs – sa maison d’enfance, ses parents, l’enfant qu’il a été, son premier amour.

« Chaque jour je nage jusqu’à me revoir enfant. »

La guerre gronde. Le sang coule. Et le vieil homme égrène ses souvenirs au fil de ses escapades sous-marines. Sa femme Sarah, éprise de poésie russe. Son séjour en prison. Sa première femme, Leila. Ses enfants. Ses poèmes.

Un roman-poème qui se déroule, vers après vers, mélancolique, où l’écriture, à l’image de la nage, ravive la douleur tout en apaisant le cœur. Un texte hanté par l’absence qui ne se laisse pas qualifier aisément : poésie ? théâtre ? Une certaine mise en scène poétique, pleine de grâce. C’est la voix d’un homme au seuil de la fin de sa vie, un poète, qui parle de la perte d’êtres chers, de la guerre qui ravit tout.

Ocean Vuong – Un bref instant de splendeur ***

Folio – 2022 – 336 pages

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« Si la vie d’un individu, comparée à l’histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c’est ne connaître qu’un bref instant de splendeur. »

Un fils écrit à sa mère une lettre qu’elle ne lira jamais. Une longue lettre, dont il nous livre sa dernière version. Sa mère, ce personnage si singulier et cruel, qui est née d’un soldat américain et d’une paysanne vietnamienne, analphabète ; elle n’a jamais voulu apprendre à lire et parle très peu anglais. Elle travaille dans un salon de manucure, aux États-Unis.

« Ce que je te raconte n’est pas tant une histoire qu’un naufrage – des fragments qui flottent, enfin déchiffrables. »

L’auteur dépeint une mère aussi tendre que monstrueuse. Les souvenirs s’égrènent au fil des mots ; les coups qu’elle faisait pleuvoir, sa rage. Les dimanches passés au salon de manucure dans les vapeurs d’acétone. Au fil des mots, le fils retisse l’histoire de sa famille, meurtrie par la guerre du Vietnam. Cette lettre est aussi pour lui un moyen de revenir sur son passé, ses blessures, la découverte de son homosexualité, les deuils successifs.

« Je cours en me disant que je vais prendre tout ça de vitesse, puisque la volonté de changer est plus forte que ma peur de vivre. »

Dans une langue somptueuse, poétique, le narrateur se questionne sur la disparition, l’appartenance, l’identité, la famille, la guerre, la beauté… Un récit douloureux qui met en relief l’écriture comme moyen de garder en vie les disparus, de rendre présent l’absence, de nommer tout ce qui n’a pu être dit.

« Qu’étions-nous avant d’être nous? On devait être debout sur le bas-côté d’une route pendant que la ville brûlait. On devait être en train de disparaître, comme c’est le cas aujourd’hui. »