Elif Shafak – 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange ****

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Flammarion – 2020 – 400 pages

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10 minutes et 38 secondes. Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? Le nouveau roman d’Elif Shafak débute par ce fantasme. « Que se passait-il durant ce laps de temps ? Le défunt se rappelait-il le passé, si oui, quelles parties et dans quel ordre ? Comment l’esprit parvenait-il à concentrer une vie entière dans le temps que met une casserole d’eau à bouillir ? »

Le début commence par la fin. La mort de Tequila Leila. Une prostituée assassinée, dont le corps est jeté dans une benne à ordures. Minute après minute, son esprit se souvient. Sa naissance dans une famille aisée et respectée. Sa vie se déroule au fil de cette question lancinante : comment une fille de bonne famille finit-elle ainsi ? Cinq personnes seulement pleureront sa mort ; des laissés pour compte, comme elle. Des indésirables, des sans-voix. Ses amis. Nostalgia Nalan, Sabotage Sinan, Jameelah, Zaynab122, Hollywood Humeyra. Comme les cinq sens. Et D/Ali, son amour.

De Van en Anatolie à Istanbul, la ville où finissent par atterrir tous les rêveurs et insatisfaits, tous les assoiffés – les souvenirs de Leila resurgissent avec les sens ; le goût du sel, de la pastèque, de la terre battue. Ce passé au goût de mensonge et de trahison réémerge. A travers le destin de cette femme, Elif Shafak nous offre une peinture d’Istanbul, une ville pleine d’opportunités qui se révèle être pleine de cicatrices.

Un roman où le destin tragique de Leila nous prend aux tripes. Elif Shafak dépeint avec justesse et sensibilité cette Turquie où les femmes sont damnées et où les marginaux n’ont pas leur place ; où tous les excentriques, les êtres qui s’écartent de la norme imposée par la société, finissent au cimetière des Abandonnés.

Un récit magnifique, lumineux et fort, où l’amitié transcende les frontières et les différences. Une très belle lecture que j’ai savourée et un destin de femme qui m’a émue.

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Giosuè Calaciura – Borgo Vecchio ***

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Folio – janvier 2021 – 160 pages

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L’intrigue se déroule dans un quartier pauvre de Palerme, le Borgo Vecchio. Mimmo et Cristofaro sont amis à la vie à la mort. Ils passent leur temps ensemble ; ils s’échappent et traversent la ville pour aller se baigner. Ils volent. Le soir, chacun rentre chez soi. Cristofaro retrouve son alcoolique de père qui le bat jusqu’au sang après avoir écumé son pack de bières quand Mimmo est occupé à guetter l’énigmatique Celeste recluse sur son balcon pendant que sa mère Carmela fait défiler les hommes dans son lit, sous les yeux de la Vierge au Manteau. Carmela qui fait tomber les hommes comme des mouches et provoque le fruit des commérages féminins incessants. Mais il n’y a que Totò le voleur, dont elle est amoureuse et que tous les gamins du Quartier rêvent d’avoir comme père.

Un court roman au charme fou ; en ouvrant ses pages, on se retrouve dans une ambiance qui nous rappelle le quartier pauvre de Naples d’Elena Ferrante ; il y a le parfum du pain, à l’aube et au crépuscule, tout comme celui des embruns. La folie des hommes et la misère des femmes.

La tension monte lentement au fil des pages, à mesure que le drame se profile et on se laisse porter par la beauté de la langue. Giosuè Calaciura nous raconte une histoire d’amitié tragique tout en nous livrant une fresque poétique et sensuelle du quotidien de ce quartier en proie à la folie, à la misère et à la délinquance.

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« En regardant les arbres, ils furent pris d’une mélancolie qu’ils ne pouvaient s’expliquer. Peut-être était-ce tout ce vert qui n’avait pas de saisons et ne vieillissait jamais, peut-être étaient-ce ces femmes noires qui se vendaient le long des avenues et, pour s’amuser, faisaient des clins d’œil à Mimmo qui répondait d’un geste de la main. Peut-être était-ce seulement la fin de l’été et sentaient-ils que le temps passait comme si on guérissait d’une maladie. »

Camille Laurens – Fille **

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Gallimard – août 2020 – 226 pages

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« C’est une fille ». Ce sont les premiers mots qu’elle entend à la naissance. Laurence Barraqué naît au début des années 60 et grandit à Rouen, aux côtés de sa sœur ; dans une famille qui s’attendait à un garçon, qui désirait ardemment un garçon. Pas de chance, encore une fille… Naître fille, comment y survivre ? Comment être une fille dans les années 60 ?

Enfant, Laurence se pose une foule de questions, observe et analyse ce drôle de monde où fille et garçon n’ont pas le droit au même traitement, aux mêmes attentes, aux mêmes regards.

Un roman qui commence par le tutoiement, comme pour mieux capter notre attention, nous captiver. Et puis, avec les premiers souvenirs à l’âge de 3 ans, le Je prends toute sa place et Laurence nous raconte son enfance, sa vie de fille née dans les années 60. Le regard de la société, son poids. Puis à dix ans, c’est le Elle qui s’impose et prend le relais, pour prendre de la distance, tenir à distance un souvenir lugubre. Selon les épisodes de sa vie de fille, puis de femme, d’épouse, de mère… les différents pronoms personnels alternent à travers un jeu narratif intéressant ; oscillant entre introspection et mise à distance.

Quelle force de caractère dans cette plume vive et ironique. Cette plume qui nous pique et nous capture pour mieux convoquer notre révolte. Fille est un roman qui possède une indéniable puissance mais que je n’ai pas trouvé révolutionnaire non plus.

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« Parfois, il suffit d’une phrase pour faire tomber des monuments. Donjon d’effroi, remparts de honte, la tour s’écroule dont on était à la fois la prisonnière et la geôlière, et d’un seul coup c’est plein soleil, c’en est fini des meurtrières. »